La Pièce de Malfortune [PV : Alathea]

Pour une fois, Alathea avait prévu de se reposer en cette journée radieuse, c’est-à-dire qu’elle ne comptait ni s’épuiser physiquement en s’entraînant à la caserne militaire située non loin de là où elle vivait, ni s’éreinter mentalement en arpentant les longues allées de la grande bibliothèque de Jiban en quête de récits sur le millénaire passé qui lui permettrait de combler ses lacunes à ce sujet. Cela ne signifiait pas qu’elle ne comptait rien faire de sa journée et qu’elle souhaitait juste glandouiller dans sa demeure, mais plutôt qu’elle n’avait rien préparé pour aujourd’hui, ni même réfléchi à ce qui pourrait égayer son temps libre. Elle ne savait donc pour l’heure pas quoi faire et la plupart de ses amis étaient pour le moment indisponibles. Il fallait donc qu’elle compte sur elle-même et ça s’arrêtait là. Ce n’était évidemment pas une si mauvaise chose pour l’elfe, dont ce genre d’égarements aléatoires avait déjà, par le passé, permis d’effectuer d’étonnantes trouvailles ou de rencontrer des personnes aussi intéressantes qu’attachantes.

C’était sans se presser que l’archère avait quitté son domicile pour se lancer dans son exploration du jour. Si ce dernier était censé se dérouler assez paisiblement, la tireuse avait tout de même fait le choix de prendre son arme avec, juste au cas où. De toute façon, il était rare qu’elle se déleste de son arc, tant son absence lui causait une désagréable sensation de nudité, et puis les habitants de Jiban avaient l’habitude de la voir patrouiller ainsi. Alathea était donc partie de chez elle en laissant ses pensées s’égarer, vagabonder à travers ses souvenirs plus ou moins récents. Elle était nostalgique de ce temps, désormais révolu, où Lexi et elle échangeaient fréquemment à propos de leurs aventures passées, critiquaient ensemble le conseil et s’en méfiaient, ou évoquaient les récents élus ayant fait parler d’eux. Désormais, son aînée au sein de la nation avait pris une direction différente de la sienne. Leurs chemins seraient peut-être amenés à converger plus loin, comme avant, mais c’était pour le moment loin d’être chose acquise.

La jeune femme était satisfaite de la puissance qu’elle avait récupérée depuis son arrivée sur le continent. Cela avait pris du temps, certes, et beaucoup d’entraînement, mais le résultat était présent. Elle était à peu près revenue à son niveau initial, ayant en outre acquis d’autres compétences dû à l’adaptation qu’elle avait dû faire face aux menaces de Kosaten. Sans compter les capacités latentes sommeillant encore en elle et liées à son statut d’élue de Shintan. Évidemment, elle était encore bien loin d’égaler son amie archère, et d’ailleurs, elle doutait d’en être, un jour, capable. Néanmoins, aujourd’hui, elle n’était plus la proie sans défense qu’elle était autrefois. Aujourd’hui, elle était la prédatrice à l’oeil-de-faucon.

Toujours perdue dans ses pensées, elle entra un peu machinalement dans une boutique dont la façade extérieure avait capté son attention, poussant la porte avec nonchalance. Un bruit de fracas la tira soudain de ses réflexions, celui d’un pot en céramique que venait de heurter la fameuse porte, provoquant une chute aussi rapide que destructrice. Mais la casse ne s’arrêta malheureusement pas là, puisque la chute de ce pot entraîna également celle de cinq autres pièces d’artisanat similaires, les unes après les autres, dans un bruit assourdissant qui ne laissait aucune équivoque quant aux possibilités de réparations des pots cassés. Alathea, soudainement consciente des conséquences de son étourderie, fixait les morceaux de céramique avec une certaine gêne.

Ce fut le propriétaire de la boutique qui la tira de sa contemplation malaisante en lui indiquant que l’échoppe serait fermée pour la journée, marmonnant d’étranges paroles au passage. Étonnamment, il n’avait reconnu la belle aux yeux d’or, ou alors il était tellement concentré sur un autre détail que cela ne lui avait pas traversé l’esprit. Néanmoins, Alathea était responsable de la destruction d’un bien résultant d’un certain labeur et destiné à la vente, elle ne comptait donc pas se retirer ainsi, non sans avoir au moins dédommager l’alchimiste. Elle s’avança donc, en prenant soin de ne pas marcher sur les éclats éparpillés un peu partout.

« Je suis désolée d’avoir brisé ces pots. Permettez-moi de vous dédommager financièrement et de vous aider à remettre de l’ordre dans votre boutique. »

C’est là qu’elle constata la présence d’un autre individu, un jeune homme brun et souriant, sans doute un autre client qui passait par là. Encore que, au vu des déclarations de l’alchimiste, il y avait plus de chances qu’il s’agisse d’un proche du tenancier du magasin. Dans tous les cas, Al’ le salua d’un sourire et d’un signe de tête. Les deux hommes échangèrent alors quelques mots, confirmant au passage la théorie de l’elfette sur leur lien, et surtout, évoquant une histoire de pièce fétiche égarée. La tireuse de précision aurait pu ne pas se mêler de ce qui ne la regardait pas, mais elle se sentait sincèrement gênée vis-à-vis de l’alchimiste.

« Vous cherchez quelque chose, messieurs ? Je peux peut-être vous offrir mon aide pour le retrouver ? » proposa-t-elle sur un ton poli.

Si on refusait son aide, eh bien tant pis, elle s’en irait faire ses affaires ailleurs.

Alathea était toujours d’une nature très serviable, souhaitant aider les autres autant qu’elle avait la possibilité, souvent en donnant de son temps et de ses ressources. C’était là un trait qu’elle avait hérité de feu sa mère, qui l’avait élevé dans la bonté et le respect lui répétant souvent qu’il fallait partager avec autrui ce que la nature leur avait octroyé, tant bien même le contexte de guerre et haine interraciale omniprésent en Erdrigoth. Ainsi, depuis son arrivée sur ce continent, mais surtout depuis qu’elle était en mesure de rendre la pareille, l’elfe s’évertuait fréquemment à aider son prochain, bien qu’il arrive parfois que le contexte ou les circonstances du moment ne se prêtent pas au jeu et à la contraignent à se renfermer sans pouvoir se montrer généreuse. Mais aujourd’hui, c’était bien loin d’être le cas et l’hybride était d’une excellente humeur, prête à accorder du temps aux habitants de Jiban qui en auraient besoin. D’autant qu’ici, elle avait a minima une redevance morale, sinon monétaire, envers le pauvre alchimiste malchanceux.

Si son entourage proche avait l’habitude de la voir aider les autres, sans arrière-pensée ou sans attente particulière, c’était bien rarement le cas chez les Shintajins qui vivaient au sein de la capitale et dans ses alentours, surtout lorsque ceux-ci reconnaissaient l’élue. Pourtant, ce n’était pas la serviabilité qui manquait chez ces derniers, en tout cas en ce qui concernait la nation du cristal. Qu’il s’agisse de Lexi, de Frisk, de Nemesis, de Shiro ou encore de Morgan, chacun d’entre eux avait, à plusieurs reprises, témoigné de son engagement envers la nation et offert ses services à certains particuliers bien distincts. Toutefois, le statut un peu à part de ces envoyés divins, guère peu arrangé par leur proximité avec les dirigeants, que l’on parle ici de la regrettée Reisha ou encore de Tyr, les plaçait trop souvent sur un piédestal dont ils ne voulaient guère. Une auréole qu’Alathea s’efforçait de dissiper, ou au moins d’atténuer, notamment lors de ses nombreux entraînements avec les miliciens de la grande cité.

Ce fut le client, et probablement ami, ou connaissance, de l’alchimiste, qui prit la parole le premier, présentant le tenancier, tout en expliquant brièvement son problème. Pour se permettre de parler à la place du malheureux et en s’intéressant à sa façon de s’exprimer, le lien solide entre les deux hommes ne faisait plus aucun doute, s’il en subsistait jusqu’ici. Dans tous les cas, cet audacieux inconnu, qui n’avait pas l’air de connaître l’elfette, ne serait-ce que de visu, semblait déjà sur le coup, bien qu’il déclara ne pas être contre un petit coup de pouce. Cela tombait bien, puisque l’intention d’aider d’Alathea était déjà bien présente. Elle ne tarda alors pas à opiner de la tête.

Mais avant qu’elle ait pu confirmer son accord par la parole, tout en réclamant quelques détails supplémentaires, l’alchimiste, qui s’était tu depuis qu’Alathea avait pénétré dans son magasin, s’ajouta à la conversation, bafouillant quelques mots en avouant avoir reconnu, quant à lui, l’élue face à lui. L’autre l’interrogea à ce sujet, avant que le marchand ne reprenne en présentant rapidement la demoiselle, avant de lancer quelques politesses à l’attention de cette dernière. La situation amusait un peu celle-ci, qui tenait tout de même à désamorcer ce trop-plein de respect avant qu’il ne prenne des proportions dantesques.

« Je vous confirme que c’est bien ainsi que l’on m’appelle. Mais ne vous embêtez pas avec ces politesses avec moi, gardez-les pour Tyr, ou encore Lexi Hil’Feyan si ça l’amuse. Je suis une habitante de Jiban avec certaines prérogatives, rien de plus. Appelez-moi juste Alathea, voulez-vous, Kyro ? » répondit-elle avec un sourire de courtoisie.

Malgré tout le respect témoigné par le dénommé Kyro, l’autre homme ne semblait pas plus impressionné que cela, ce qui était un fait assez rare pour être souligné. Soit il cachait bien ses émotions, soit ce n’était pas n’importe qui. Dans tous les cas, il reprit la parole à son tour, se présentant sous le nom d’Ichirou et acceptant l’aide proposé par la même occasion.

« Enchantée, Ichirou ! Appelez-moi juste Alathea, je vous prie. Je vais faire de mon mieux pour que Kyro puisse retrouver son charme et sa jovialité au plus vite ! » répondit-elle simplement.

Un détail avait interpellé la belle aux yeux d’or dans la présentation d’Ichirou, un Nous qui avait été mangé, puis camouflé en Moi. Ce ne pouvait être qu’une erreur de diction, mais, étrangement, son instinct lui soufflait qu’il s’agissait d’autre chose. Ce n’était toutefois pas dans ses priorités pour l’heure actuelle et, de toute façon, le sujet revint bien vite sur la table, lorsque Kyro dut essayer de se remémorer les individus ayant fréquenté plus ou moins longuement son magasin dans la matinée. Le raisonnement était intéressant : s’il semblait impossible de retrouver le charme de l’alchimiste ici-même, c’était peut-être tout simplement parce qu’il n’y était plus. Quelqu’un de passage pouvait l’avoir purement et simplement embarqué, sciemment ou non.

Quelques noms et adresses leur furent donnés, ce qui fournissait déjà une base solide pour entreprendre cette recherche. Alathea mémorisa tout ce qu’elle put sur chacun, avant de s’exprimer à son tour :

« Bien. Comme l’a dit Ichirou, il est plus que probable que cette pièce ait quitté votre boutique à un moment ou à un autre. Laissez-nous aller nous renseigner auprès de ces personnes que vous avez mentionnées, pendant ce temps-là, réitérez la fouille ici, sait-on jamais. D’ailleurs, vous auriez un dessin ou une pièce similaire à celle que vous avez perdue, histoire d’avoir son apparence en tête de façon un peu plus précise ? »

Qu’elle obtienne ce surplus de détails ou non, Alathea se tourna ensuite vers Ichirou, lui tendant une main amicale pour sceller leur collaboration du jour.

« A nous de jouer maintenant, Ichirou ! Je ne voudrais pas vous imposer ma manière de faire, je vous laisse donc le choix : vous préférez que nous allions ensemble voir chacun de ces clients ou fournisseurs, ou vous pensez plus opportun de se séparer pour aller plus vite ? »

En se concentrant sur sa perception sensorielle, et sa perception toute récente des auras environnantes, Alathea parvint à mettre le doigt sur ce qui la dérangeait avec le dénommé Ichirou. Elle n’était pas une spécialiste dans ce domaine-là et ne maîtrisait pas encore pleinement sa capacité, mais il lui semblait bien que deux âmes ou deux entités distinctes coexistaient au sein d’un même corps. Toutefois, son analyse ne lui permettait pas d’en savoir davantage et, de toute façon, cela ne la concernait pas tant que cette présence particulière ne nuisait pas à Jiban ou à la nation.

De manière assez surprenante, et alors que l’élue imaginait plutôt Ichirou proposer une approche commune des différentes cibles potentielles pour retrouver la pièce fétiche, celui-ci divisa la liste en deux parties, affirmant ne pas vouloir déranger plus que de mesure Alathea. Celle-ci n’insista pas, voyant des avantages et des inconvénients à chacune des solutions qu’elle avait évoquées précédemment. Si elle aurait pu bénéficier de l’expérience de son allié du jour, et visiblement de son lien avec Kyro, le fait d’agir en solo lui permettrait de se déplacer à fond, probablement bien trop vite pour que l’autre puisse la suivre plus d’une seconde.

Les rôles et adresses ayant été distribués, Alathea se mit dessus aussitôt. Elle dégaina sa carte de la capitale qui ne la quittait jamais, y plaçant chacune des destinations à couvrir. Même si elle avait désormais bien l’habitude d’arpenter Jiban et qu’elle en connaissait beaucoup de recoins, l’elfette restait malgré tout une étrangère en comparaison de celles et ceux qui y avaient vécu toute leur vie. Elle avait donc fréquemment besoin de retourner aux sources pour s’orienter. Toutefois, dotée d’une très bonne mémoire visuelle, un trajet qu’elle avait déjà effectué ne lui posait plus jamais de problème de cet ordre-là.

Son itinéraire établi, l’archère se lança dans sa tâche à toute vitesse, filant entre chacune des adresses par les toits, esquivant ainsi la foule pour se mouvoir presque librement. La plupart des contacts qui lui avaient été donnés étaient des gens très avenants et courtois, à croire qu’Ichirou avait fait en sorte de lui refiler les moins pénibles. D’ailleurs, généralement, ceux-ci ne tardaient pas à reconnaître l’élue et lui proposaient toutes sortes de services, après avoir répondu à ses interrogations. Si, en temps normal, Al’ aurait pris plaisir à échanger avec ces commerciaux ou clients, ici, elle était malheureusement pressée par ses obligations. Elle déclinait donc à chaque fois avec au moins autant de politesse qui lui avait été adressée.

Il fallut une bonne heure et demie pour qu’elle ait fini sa tournée, le tout, sans être parvenue à obtenir ne serait-ce que la moindre information au sujet de la pièce. Elle s’en retourna donc, légèrement dépitée, à la boutique tenue par Kyro, lui révélant la triste nouvelle. Ichirou n’était, comme prévu, pas encore revenu. Al’ profita de cette attente pour aider le marchand à remettre un peu d’ordre dans son établissement, en compensation de la jarre qui avait été brisée un peu plus tôt. Elle refusa toute commission de la part du brave homme, arguant qu’il en avait bien plus besoin qu’elle.

Ichirou finit par rentrer à son tour, environ une petite heure plus tard, ce qui n’était pas si mal, lorsque l’on prenait les capacités de la mi-humaine. Toutefois, à l’inverse de cette dernière, c’était un retour triomphal de l’homme qui les attendait. De fait, la fameuse pièce avait été retrouvée dans un porte-luminaire vendu le matin même à un riche acheteur. Le sou fétiche était sûrement tombé par erreur dans le contenant, ce qui expliquait sa disparition aussi soudaine que mystérieuse. Ainsi était clos ce chapitre. Alathea finit par prendre congé des deux hommes, les saluant en leur souhaitant bonne continuation.