Un banquet sur pattes [Chasse]

Une masse corporelle avoisinant les 300 kg pour une longueur de plus de 2m50. Une belle bête, comme le dirait basiquement n’importe quel chasseur. En Kosaten, les sangliers étaient déjà une espèce bien supérieure à ses homologues des mondes d’origine des élus. Plus grands, plus robustes, plus rapides et bien plus puissants, nul ne s’essayait à les traquer sans avoir une longue préparation et une fine équipe de confiance avec soi. Il arrivait souvent même que des chasseurs chevronnés mènent une vie entière sans jamais tenter l’expérience tant cette créature imposante leur filait les chocottes. C’était ainsi et l’ordre naturel des choses n’avait jamais été bousculé. Oh, il arrivait bien sûr parfois que l’une de ces masses de la nature s’effondre définitivement. Mais généralement, c’était dû à un âge avancé, à une maladie incurable ou encore à un affrontement entre congénères.

Vous pensiez que ma description s’arrêterait ici et qu’on enchaînerait directement avec les hostilités. C’est bien mal connaître la fourberie de votre dévoué narrateur. De fait, si le sanglier était une espèce redoutable et redoutée en ce monde, il arrivait parfois qu’au sein de cette myriade de titans poilus émerge une entité encore plus colossale que de base, un leader né, capable de dominer l’ensemble de son groupe par un simple grognement. Dieu sanglier ou sanglier de combat supérieur, il n’y avait pas de dénomination précise pour ce type de monstre, tout autant qu’il était impossible de les caractériser précisément. D’une part, bien trop peu d’auteurs avaient eu l’opportunité d’en croiser un et d’y survivre ensuite ; d’autre part, si les caractéristiques physiques démesurées étaient communes à chacune de ces évolutions suprêmes du règne marcassin, le caractère tout court était en revanche bien différent et propre à chacun.

C’était sur la piste de l’un d’entre eux que la brave marchombre Lexi Hil’Feyan s’était lancée aujourd’hui. La petite ne le savait sans doute pas, mais elle se fourvoyait cruellement si elle continuait ainsi de se persuader être la chasseuse. Cela faisait en effet un petit moment que le sanglier avait senti la présence de la Shintajin. Si sa vision et son ouïe étaient plutôt correctes, c’était bel et bien son odorat surdéveloppé qui lui permettait de capter même les odeurs les plus infimes, et ce, malgré un vent dans le mauvais sens ou une distance raisonnable. En réalité, il était tout simplement impossible d’échapper à sa détection dès que l’on entrait sur son territoire. Et c’était exactement ce qu’avait fait la guerrière.

Combien de chasseurs avait-il déjà décimé ? Il l’ignorait bien entendu, ne s’affublant pas de détails inutiles. Néanmoins, il se souvenait parfaitement comment il les avait menés à leur perte, renversant complètement la distribution des rôles. Qu’il était facile de piéger un individu persuadé de suivre des traces négligemment laissées dans la boue humide, alors qu’au contraire, la bête les y avait sciemment marquées pour attirer sa cible à l’endroit opportun. Tapi dans les fourrés, étonnamment invisible pour une créature d’une telle envergure, le monstre attendait son heure.

Lorsque la courageuse et naïve marchombre se présenta à portée de ses défenses, le sanglier n’hésita pas. Sans un bruit, il s’élança à grandes enjambées vers sa cible, afin de la percuter de plein fouet et d’achever cette chasse en un coup. S’il était indéniablement monstrueux, il n’était pas cruel au point de faire inutilement souffrir autrui et faisait généralement en sorte d’achever ses ennemis d’un coup bien serti. Aussi, afin de ne pas bâcler le travail, il projeta plusieurs fois ses défenses et ses sabots vers sa cible, avant de bondir quelques mètres en arrière, pour admirer le travail accompli.

La poussière retombait peu à peu, offrant désormais la possibilité au monstrueux sanglier d’admirer la besogne accomplie, d’observer le tas de charpie difforme que devait être devenue la chasseuse et- Même pas… Tout le contraire en fait… La gamine semblait se porter comme un charme, c’est tout juste si elle avait un bleu à déplorer de l’assaut précédent, tout juste si elle s’était essoufflée à bloquer ou à esquiver les coups meurtriers qui lui étaient destinés. La bête s’interrogeait grandement à son sujet, et non pas à celui de la marchombre. Elle s’imaginait bien davantage s’être relâchée malgré elle et avoir affaire à une adversaire un peu plus coriace.

Néanmoins, la suite allait lui montrer que la guerrière était elle aussi un monstre sur deux jambes et qu’il ne fallait surtout pas lui faciliter la vie. De fait, celle-ci décida à son tour de passer à l’offensive, sans doute encore surprise d’avoir aussi bien encaissé les charges du sanglier. Très vite, ce dernier comprit qu’elle n’était pas n’importe qui, notamment à sa manière de se déplacer efficacement et en limitant les mouvements inutiles, lui permettant d’attaquer à un rythme effréné qui surpassait même le regard affûté du monstre. Ce dernier eut beau mettre en opposition ses défenses de fer si résistantes, il encaissa une bonne partie des attaques et sentit une douleur vive s’emparer de son corps, comme cela ne lui était jamais arrivé.

Déjà furieux par ce constat, le sanglier assista ensuite à la lâcheté du petit bout de femme qui s’était énormément reculé et tentait de le canarder à distance, bien que sa tentative s’écrase mollement à plusieurs bons mètres de sa cible. Pitoyable. Les yeux rougis par la rage, dans un cri perçant à faire trembler les montagnes elles-mêmes, le phacochère de légende s’élança une nouvelle fois, prenant de la vitesse grâce à la distance parcourue avant de frapper à pleine balle en direction de la pleutre et redoutable humaine.

Il n’était désormais plus question de tenter de se réfréner pour ne pas massacrer l’autre. Déjà, celle-ci n’était pas qu’une simple proie. En outre, elle avait commis l’erreur de l’énerver, erreur qui allait se payer très vite. Il était temps que cette impertinente gamine découvre pourquoi cette créature avait survécu si longtemps, pourquoi et surtout comment.

La bête soufflait fort, son poil s’était hérissé autant que possible, ses pupilles maléfiques, partiellement dissimulées par son pelage touffu, s’étaient rétrécies, concentrées sur son unique objectif. Sa posture était loin d’être anodine : jamais auparavant quelqu’un ou quelque chose n’avait réussi à rendre le monstre aussi furieux et revanchard, jamais ! Encaisser quelques petits bobos de-ci de-là, cela avait pu lui arriver par le passé… Pourtant, la douleur n’avait jamais atteint un cap aussi élevé, jamais ! Lexi avait commis l’erreur de froisser sa cible et elle avait réussi le miracle de corriger cette erreur par sa propre force, empêchant à la rage ardente du sanglier de prendre le pas sur ses gracieuses et lâches esquives.

Le titan bestial, bisous la ref’, s’était rué à plusieurs reprises sur la chasseuse, tentant initialement de la prendre de vitesse et à revers, puis s’obstinant à lui faire face et à aller chercher l’assaut frontal. Son panel de coups assez peu élargi y était déjà intégralement passé, alors que plusieurs parties de son corps avaient déjà tenté de cueillir la Shintajin en pleine poire, pour lui rappeler la suprématie de la faune locale. Mais rien n’était parvenu à la blesser, à cause, notamment, d’une épaisse armure aux propriétés mystérieuses qui semblaient s’adapter peu à peu dans ce combat.

Il y avait cependant un bon point à noter pour le sanglier. En encaissant de son côté les assauts répétés de l’ennemie, il y avait senti une importante perte de puissance brute en comparaison de sa première attaque, comme si, l’effet de surprise parti, sa force s’en était retrouvée réduite. Certes, cela avait suffi à lourdement ébrécher ses défenses pourtant si solides, à un point qu’elles ne résisteraient sans doute pas à un coup similaire. Certes, il était trouvé d’impact de flèches à plusieurs endroits, ce qui provoquait, outre une douleur intense, d’importants saignements qui l’affaiblissaient constamment. Mais il ne put s’empêcher de sourire, du moins d’esquisser un genre de grimace bestiale, en sentant le vent tourner en sa faveur.

Et tant qu’à faire, autant le prendre en poupe, ce vent. Le moment décisif était arrivé. Ce jour-là, l’humanité s’en souviendrait. La terreur d'être dominée par lui. L'humiliation d'être un jouet dans ses cornes. Il y eut comme un éclair alors que les joyaux portés par le colosse s’illuminait, puis, dans un fracas épouvantable, il se rua à nouveau vers Lexi. La charge semblait anodine : elle ne l’était point. Elle était cet élément déclencheur qui allait mettre un terme aux ambitions de chasseresse de la marchombre. Le sanglier et la femme se disputaient le territoire ? Qui avait raison ? Le chat qui les observait.

Ainsi, la bête des montagnes avait chargé, de toute sa splendeur et sa souveraineté, de toute son âme et son envergure. Une telle force colossale était capable de tout détruire sur sa route, que cela soit un être vivant ou bien un simple élément du décor rocailleux. Rien n’était désormais en mesure d’arrêter cette fureur bestiale qui l’animait et le grisait d’une puissance capable de transcender les dieux. L’air lui-même ployait sous son vif passage, alors que la terre s’agenouillait sous ses sabots. En cet instant, il était invincible et la jeune humaine allait regretter de l’avoir poussé dans cet ultime retranchement qu’il ne réservait qu’aux proies les plus coriaces. L’impact allait avoir lieu et le choc serait si imposant que même Kerenys dans son joli petit palais pourrait l’entendre et le ressentir.

Malheureusement, en ce jour fatidique, notre seigneur de la nature avait trouvé plus fort que soi. Ce n’était pas un dragon, un serpent, un phénix ou une autre créature légendaire de ce style. Ce n’était pas non plus un élu manipulant les atomes jusqu’à leur plus infime composition. C’était une marchombre, silencieuse et mortelle, belle et espiègle, téméraire et généreuse, en un mot, Lexi Hil’Feyan. Cette satanée garce se sentait tellement en sûreté dans sa boîte de conserve technomagique qu’elle n’avait pas hésité à faire face à cette énorme charge surpuissante du sanglier, afin de bien prouver à chacun que l’Homme était au-dessus de la Nature, et non l’inverse.

Le choc fut d’une violence inouïe et le sanglier sentit avec une certaine satisfaction les os de son adversaire se briser par endroits, tandis que ses défenses pénétraient l’armure comme s’il s’agissait de beurre doux, donc de piètre qualité. Malheureusement, malgré toute la bonne volonté de la bête, cela ne suffit guère à envoyer l’ennemie au tapis. Pire encore, avec cet ultime va-tout, son baroud d’honneur, il avait sciemment baissé ses défenses pour se concentrer sur la maximisation de l’attaque. Désormais, son corps déjà lourdement meurtri était à la merci de l’assaillante.

Mais le monstre n’était pas âme à capituler sans rien tenter. Il résista autant qu’il put, se protégeant ou esquivant lorsque cela lui était possible, sa vision devenant floue au fur et à mesure que le sang s’écoulait hors de son corps pour abreuver la terre désolée et montagnarde. Dans un ultime soubresaut de vigueur, il se dégagea de l’étreinte mortelle de la chasseuse et en quelques enjambées parvint à reculer suffisamment pour pouvoir prendre le large. Il put ainsi s’enfuir à pleine balle, sans se retourner, se sachant à la merci d’une potentielle flèche bien tirée. Était-ce vraiment la fin pour lui ou le début d’une nouvelle vie ?

Des chiffres & des chiffres: