sentier chasse-pêche, édition spéciale — ft. la furie

Le soleil proche d’un printemps belliqueux tape contre ton front et te dore la peau. Tu avances d’un pas décidé, comme si tu savais où tu allais, mais à la vérité : tu ne le sais pas. Tu as fini par faire faux bond à Night, histoire de savourer un peu de solitude et de te ressourcer. Il y a beaucoup à penser. Quel est ce monde ? Pourquoi es-tu là ? Et pourquoi diable ne te souviens-tu de rien ? Il s’agit sans doute là de l’interrogation la plus importante à ton regard mélancolique. Oui, tu as la tête creuse, et ça ne te plaît définitivement pas. Tes mains brûlent comme si elles étaient en feu ; l’inaction ne te sied guère. Or, tu ne sais pas quoi faire ! Un profond soupir s’échappe d’entre tes lèvres, vilaine habitude qui grignote de plus en plus de terrain, et tu t’étires l’air nonchalant.

Voilà, tu t’es éloignée des villes et villages de Shuzâ et tu as fini par te faufiler jusqu’à un lieu fort incongru. Il y a pléthore de lacs à perte de vue, dont un très grand juste devant toi ! Tu n’y es pas insensible. Ton dos se pose contre un arbre qui peine à monter jusqu’au ciel, et tu observes les alentours, les bras croisés et les sourcils légèrement froncés. Tes yeux sautent d’un point à l’autre, analysant le moindre centimètre. Bon. Il n’y a personne, tant mieux. Ta moue se fige en un discret sourire, qui retombe cependant bien vite quand tu mets le doigt sur le problème qui te chiffonne depuis tantôt. Les eaux te semblent bien troubles. Mélange de vase et de cendres, paysage désordonné.

Soudain, tu te rapproches un peu plus, à pas inquisiteur.

Est-ce qu’il y a des poissons ?

Je le répète souvent, mais tu adores les poissons. Enfin, tu adores le poisson, plus exactement. Et tu aimes les regarder. Et les chasser. Les pêcher, dirais-je. Ouais, bonne idée ! C’est étrange, parce que de ça, tu t’en souviens très bien. Est-ce que tu pourrais tenter l’entreprise ? Peut-être. Tu t’accroupis au bord du lac, plongeant ton regard au fond de celui-ci, fort concentrée sur ta nouvelle tâche. Tu n’y vois rien. Tu te redresses, réfléchis un instant, et puis tu te dis que tu es déjà pieds nus, après tout, alors tu trempes tes orteils dans l’eau. Tu l’éclaircis un court instant d’une rotation du mollet, mais les cendres retombent vite et troublent l’étendue à nouveau.

Tes épaules ne s’affaissent pas, car tu as eu le temps d'apercevoir une écaille briller sous un des rayons du soleil. Bien. Il y a de la vie. Cette fois, tes pieds te traînent dans l’eau froide jusqu’à ce que celle-ci t’arrive à hauteur des genoux, et tu attends, les bras ballants. Tu fermes les yeux un instant, inspirant l’air frais pour te concentrer. Tu as déjà fait ça. De nombreuses fois. C’est ce que chaque fibre de ton corps te susurre, en tout cas. Tes paupières s’ouvrent, et tu plonges tes mains dans l’eau en un mouvement sec, refermant ta prise comme les serres d’un oiseau. Youpi !

Tu en ressors un poisson, triomphante, à ça de pousser un petit cri de joie… jusqu’à ce que celui-ci te glisse entre les doigts. Oh, non ! Tu y étais presque. Il me semble que tu as perdu en dextérité depuis ton arrivée. Enfin, depuis ton retour, disons. C’est fort dommage. Tu entends le clapotis de ta prise qui retombe dans le lac, et ce simple bruit t’agace au plus haut point, alors tu pousses un grognement discret avant de t’extirper de l’eau. Recoller les morceaux, c’est difficile : tu bâtis sur du vide et ta propre inconsistance t’effraie. Non, elle t’énerve. Tu n’aimes pas perdre, et tu as le sentiment que tu ne fais que ça, à peine réveillée.

Tu soupires profondément, et entreprends d'égoutter tes membres au soleil. Tu donnerais cher pour un joli poisson, là, tout de suite.

À défaut, tu laisses ton regard rubicond couler dans l’eau.

Un bruissement dans l’herbe qui gît sur le sol derrière toi se laisse entendre et te fait sursauter ; tu n’aimes pas être surprise, et ça tu le sais, c’est une relance lancinante de ton passé nébuleux. Le corps à l'affût, tu demeures en perpétuelle hésitation entre l’attaque et la fuite. Là, tout de suite, c’est la fuite qui te fait trembler le bout des doigts : ça te picore et remonte tes phalanges, avant que tu ne te décides à serrer les poings pour en décomposer la sensation. Tu comprends qu’il s’agit d’un pas, lourd et caverneux. Un humain… non. Tu te retournes tout en douceur, le regard qui roule sur l’individu qui te fait désormais face, la bouche légèrement entrouverte qui trahit ton étonnement : un élu.

Une armure noire aux reflets rutilants, deux yeux rouges et perçants, et tout d’un coup, La Furie te semble bien plus immense qu’elle ne l’est déjà.

Tu trouvais déjà Night grand, mais ici tu dois presque te tordre le cou pour essayer de fixer ton comparse là où tu l’imagines te regarder ; tu ne sais pas vraiment ce qui se cache derrière son masque. Tu te perds dans le ronronnement de sa voix un peu trop grave, et ses mots ne font pas tellement sens, mais tu n’en dis rien, si ce n’est ton visage qui se penche subrepticement sur le côté droit, signalant une fine confusion. C’est la première fois que tu entends ce mot, sirène. Qu’est-ce que c’est ? Tu passes sous silence le compliment, tu n’y es pas habituée, alors tu acquiesces sagement sans trop savoir quoi y répondre :

— Vous avez raison sur un point, Shuzâ regorge de surprises ; ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre une telle armure.

Tu lui glisses une grimace que tu voulais sourire, mais sourire, tu n’y arrives pas encore. Finalement, tu reviens sur ta première impression : il est, certes, fort impressionnant, mais il n’a pas l’air méchant. Alors, tu ne fuiras point. Tu n’attaqueras pas non plus, cela va sans dire. Au contraire, tu restes assise là dans l’herbe, à observer La Furie tandis que l’odeur du métal te fouette les narines. Tu prends une profonde inspiration sans quitter ta place, avant d’enchaîner :

— Vous parlez de sirène, mais je ne sais pas ce que ça veut dire te retiens-tu d’ajouter, même si ta mine dénonce l’amphigouri ; et c'est marrant parce que vous avez raison sur un autre point : je suis affamée. Tellement affamée, à vrai dire, que je pourrais bien me décider et faire de vous mon quatre-heures.

Tu hausses les épaules avant d'étirer les membres, puis de te relever, le temps en suspens. Ton regard se jette une dernière fois en direction du lac, et un soupir t’échappe, avant de retourner ton attention sur La Furie.

— Je plaisante, bien sûr, tu déclares en esquissant quelque chose qui ressemble à un demi-sourire, marquant une pause. Je m’appelle Morgiana, et c’est bien là la seule chose dont je me souviens, tu penses. À qui ai-je l’honneur ?

Tu lui aurais bien tendu ta main pour serrer la sienne dans un geste amical, mais les tiennes sont encore moites de ta précédente petite expérience ratée dans l’eau, alors on évitera. Tes doigts se joignent en pleine réflexion.

— En fait… j’étais en train de pêcher un poisson. Bien, c’est maintenant que ça se joue : peut-être souhaitez-vous vous joindre à moi ?

Je ne sais pas vraiment pourquoi tu lui proposes ça. Sur le moment, ça te semblait juste et maintenant que c'est dans l'air, ça te semble bête. Il n'a pas l'air méchant, c'est ce que j'ai dit, n'est-ce pas ? En réalité, bien que cela demeure vrai, il exsude malgré tout le parfum du danger, et tu le sais pertinemment, Morgiana ; qui s'y frotte, s'y pique.