Sixième sens - Ft Teeth & Rhadamanthys

Le ciel trembla, et ce fut le noir total. Plus rien n’avait de forme. L’abîme, vide de son, sans odeur, sans chaleur. Comme une nuit sans rêve, comme un ciel sans étoile, il n’y avait que le néant. Le ciel trembla, ou alors ce n’était qu’un vague ressenti, une hallucination destinée à sa seule victime, elle qui serait plongée sous une nappe de rien. Le ciel trembla, et c’était comme si un siècle s’écoulerait sans que cela n’ait la moindre importance. La conscience aurait voulu agir, lever le pied, le bras, chercher un point d’accroc, quelque chose à toucher, mais comme dans un océan d’huile, la matière semblait fuir les doigts pour n’y laisser que la sensation de l’absence. Les yeux cherchaient à s’ouvrir, mais ils ne parvenaient même à distinguer s’ils étaient aveuglés d’une lumière sans fin ou piégés dans l’absence de formes. L’esprit alors, seul, empli du doute, ressentait, outre le poids du manque, pensait, raisonnait. Il imaginait des circonstances, quelque chose ou une autre, cherchait la raison, le sens des événements, le passé à l’avenir. Que se passait-il, qu’allait-il advenir ? Était-ce la fin, un commencement ? La mort, une renaissance ? Un rêve, une étrange réalité ?


Les questions trottaient, longtemps, ou bien même un bref instant. Cela n’avait d’importance, car le temps eut semblé infini et insignifiant simultanément à celle qui fut prise dans cette course d’événements dont elle ne percevait la portée. Comme un son, un bourdonnement sourd, un typhon d’air en mouvement, un sifflement, un grésillement, retentit, éveilla à nouveau le premier de ses sens, l’ouïe, la sortant de sa torpeur certaine. La douleur ensuite, mille coupures, de vieilles plaies en sommeil qui se réveillaient, piquaient le corps meurtri, lui signifiant que si fin il y aurait, ce n’était encore l’affaire de cette minute. Mille coupures cinglantes qui forcèrent un spasme au corps avant que celui-ci ne se reprenne et se redresse, en équilibre relatif, écarquillant alors les yeux d’une expression presque forcée par toute la force qui lui restait. Elle voyait, à nouveau, ce qui l’entourait. La gamine aurait pu s’attendre à bien des choses, peut-être revenir dans ce bois où elle s’était évanouie, peut être une nouvelle forme d’enfer qui la guettait après le trépas, mais au lieu de cela, elle se trouvait en ville. Un constat bien simple, mais plein de sens et de confusion, tant il semblait improbable de se trouver en ce lieu sous ces circonstances. Aucun bâtiment ne lui était familier, aucun visage ne lui rappelait quoi que ce soit. L’inconnu, parfait, un vide qui prit forme. Un nouveau nulle part, où l’éveil de ses sens serait la seule différence à ce qu’elle vécut si peu de temps avant.


Les yeux perdus, l’expression au désarroi, elle se tournait sur elle-même. Une fois, assez pour voir que le sol était stable et s’assurer ne rien reconnaître. Une fois de plus, la confusion escaladant ses émotions et rien ne lui paraissait plus commun qu’avant. Une troisième fois, qui n’arrangea rien, et lui donnerait presque le tournis. C’était indéniable, il n’y aurait rien à sortir de ce qu’elle voyait, si bien qu’elle aurait presque préféré être aveugle pour ne pas autant s’y perdre. Elle aurait pu alors paniquer, peut-être, et à vrai dire s’en trouvait bien près, mais son esprit demeurait plein de volonté face à l’épreuve. Flancher, c’est le risque, la mort, peut-être, et si rien n’était familier, rien ne l’aiderait. De la main droite alors, elle s’offrit une baffe puissante sur la joue, peut-être pour s’assurer une dernière fois qu’il ne s’agissait pas d’un mauvais rêve, peut-être pour essayer de rompre le chaos qui hantait ses pensées, ou peut-être pour réveiller quelque chose en elle face à ces circonstances désastreuses. Elle regarda alors sa main, presque dans l’attente, une seconde, puis deux et encore trois. Elle se laisserait presque oublier le reste, jusqu’à ce qu’une voix la sorte de ces songes. Une voix familière, la seule chose reconnaissable depuis ce réveil tumultueux après le rien.


- Ressaisis-toi. Reste vigilante et entends.

C’était rassurant, un point d’attache au milieu du reste, et inquiétant à la fois, tant cela confirmait un passé qu’elle aurait préféré avoir halluciné. La voix parasite, la malédiction, c’était un fait, en elle, mais à priori, il allait dans son sens, et de toute manière, elle n’aurait pas d’autre option. Comme guidée alors par cette nouvelle pensée, elle put prêter attention à une autre voix, mais ce sont ses yeux qui prirent le pas sur son ouïe. Une femme, visiblement. Son corps dans l’ensemble ne lui évoquait trop rien, sans menace, sans ressenti inhabituel. À genou, elle paraissait avenante, chaleureuse. Son visage jeune d’apparence était réconfortant, et ne lui inspirait rien de mauvais. La gamine alors, se méfiait bien des apparences, car les vipères pouvaient trop souvent se vêtir de fleurs, mais au milieu de l’étrange, cette fleur-ci ne lui donnait que peu l’envie de trop de paranoïa. Elle lui parlait, aussi, mais avec tout ça, elle n’était pas sûr d’avoir tout entendu. L’enfant compris, au moins, qu’il était question de la suivre, quelque part d’autre, et elle aurait bien voulu l’écouter alors.


- Écoute, inspire la pitié, mais n’accorde pas ta confiance. Prends ce qu’elle peut t’offrir, apprends ce qu’elle peut te dire, mais méfie-toi de son couteau.


Une seconde fois, cette voix intruse résonna en sa tête, l’incitant à la méfiance. Il est vrai alors, que l’expérience lui aura bien appris à rester sur ses gardes. Elle y repense, encore, mais ce n’était pas si évident. Perdue, elle pourrait sûrement prendre toute l’aide dont elle aurait besoin, et elle n’était de toute manière pas bien sûre de ce qu’elle pourrait bien avoir à y perdre de toute façon. Immobile tout du long, elle pesait le pour et le contre, indécise, mais se laissait bien tourner sur elle-même encore une fois, guettant les alentours. Y avait-il seulement une autre option ? Rien ne lui sautait vraiment aux yeux, et son tour du regard ne lui permit que de comprendre un peu mieux les origines des odeurs nauséabondes locales. Se reprenant alors un peu vers son interlocutrice, elle fit un pas pour s’avancer, et leva un peu le bras vers la main tendue, éclairant un peu l’expression de son visage et parlant d’une voix plus assurée qu’elle ne l’aurait pensé.


- D’accord.


Un arrêt, un instant, coupant le mouvement et la parole.


- Restes en retrait, observe et attends.


Elle eut un recul, la ramenant un peu plus loin de l’inconnue, se tint le front quelques secondes de la main gauche, masquant un rictus de surprise et de douleur, avant que cette posture inconfortable ne s’évanouisse pour revenir à une pose plus naturelle, peut-être simplement plus droite. Intérieurement, le relai avait été passé sans accord, le parasite prit les reines et l’hôte devint la coque, toujours présente, mais effacée. Le corps de l’enfant détendit un peu sa pose, sourit, un peu plus chaleureusement, mais ne s’avança pas, préférant maintenir la distance qu’il recréa. De la même voix, sans le moindre écart, sans la moindre hésitation, elle parla à nouveau.


- Oui, je pense que je pourrais vous suivre. Mais vous le dites si bien, je me pose beaucoup de question, et vous semblez beaucoup en savoir sur ce qui m’arrive et où je me trouve.


Elle fit deux pas, conservant sa distance sans s’éloigner pour autant, marquant un espace et faisant mine d’étudier la personne qui se trouvait en face d’elle, et jaugeant à nouveau ce qu’il y avait autour. Elle souffla du nez, et ne paraissait pas particulièrement affectée par l’état manifestement bien endommagé de son corps d’enfant : aucune de toutes ces plaies pourtant bien apparentes n’avait l’air de lui arracher une quelconque réaction.


- Vous n’en avez pas l’apparence, mais vous pourriez bien être aussi dangereuse que n’importe quoi d’autre ici. Je cours peut-être de graves ennuis en restant, mais je pourrais bien tomber d’un risque à l’autre en vous suivant.


Toujours souriante, elle n’avait pas la moindre pointe d’hostilité en parlant, mais son regard n’avait rien de naïf.

- En fait, je dirais même qu’en cette situation, cette ville ne me semble pas plus hostile que vous ne l’êtes. Je ne vois pas la moindre arme pointée contre moi. Mais vous êtes venue à moi, et voulez m’emporter. Aucune de ces options ne semble plus sûre que l’autre, de ce que je puis voir. Ce dont je suis sûre, en revanche, c’est que vous savez des choses, sur moi et sur ce que je vis en ce moment.


Elle laissa comme un espace, puis s’assit au sol, semblant peu se soucier de l’état de propreté et de confort de celui-ci, sans changer d’expression une seule seconde.


- Je suis curieuse, mais je ne suis pas sotte, ni naïve. Je suis jeune, mais j’ai vécu et vu bien des choses, alors si vous voulez que je vous suive, j’aimerais d’abord vous entendre vous expliquer, parce que je ne me jetterais pas dans la gueule du loup sans l’avoir fouillé pour en trouver les crocs.

EPSILON

Inquiétude, d’abord. Incompréhension. L’interlocutrice voyait bien ce brusque changement, difficile de ne pas le remarquer de toute manière. Le Démon s’y était pris trop tard, ou trop tôt peut-être, mais au mauvais moment, à n’en point douter. Son caractère impulsif, une fois de plus, était peut-être une de ses grandes failles, mais il est à comprendre qu’en cette situation des plus inhabituelles, la paranoïa était bien de mise. Il n’était pas prêt à laisser la gamine aux rênes face à l’inconnu et à cette inconnue, il ne la connaissait pas assez, n’avait pas une emprise assez ferme pour la manipuler à sa guise, et les risques ne lui faisait pas voir la chose plus légèrement. Son contrôle alors, était sans doute bien trop ferme, ses gestes le trahissaient et montraient qu’il n’avait rien du corps qu’il exhibait. Mais qu’importe, il n’était pas question de se faire des amis ou des alliés, mais d’avoir des réponses, et puis, il ne pouvait laisser une enfant prendre les initiatives dans face au danger, quand bien même il aurait pu lui souffler les gestes à l’oreille. Quoi qu’il en soit, il lui fallait savoir, un peu plus au moins, avant de décider d’une marche à suivre.


Réponses alors il eut, mais quelles réponses, c’était. Téléportation d’abord, un grand classique de la sorcellerie, mais si c’était vrai, il se serait attendu à avoir senti quelque chose d’abord, comment aurait-il pu être piégé de manière aussi grossière par de la simple magie ? Autre monde ensuite, bien différent, et sans possibilité de retour ? Voilà qui était bien plus fâcheux, et pas plus simple pour autant, du tout. Cela s’annonçait déjà mal par rapport à ces explications, ce que l’on pourrait deviner à la mine agacée que son corps d’emprunt enfantin affiché à se gratter le menton. Elle pourrait mentir, ce n’est pas comme si c’était du jamais-vu après tout, et cela conforterait Teeth dans l’idée que jamais il ne se serait laissé prendre à quelques vils et malicieux sortilèges. Mais, et il est parfois difficile de l’admettre, le Démon n’a jamais été sans faille, et s’est plusieurs fois déjà fait coincer, par coups d’infortune souvent, ou quelques autres sottises, alors peut être que cette fois-ci n’en était pas bien étrangère. Mais alors, un monde ailleurs, sans nulle pareille ? Voilà qui s’avérait fâcheux, mais intriguant pour le moins, très intriguant. Un autre monde, c’était nouveau, incroyable. S’y attendait-il ? Jamais, c’était une menace, et une opportunité.


Ensuite, elle parla de Zang, la ville, et le tyran, et les dangers de sa poigne de fer. Un tyran, c’est souvent un bon début. Ces êtres ne sont pas sans liens avec ce que le Démon eut connu. Parfois malin, parfois brut et benêt, ils ont le contrôle, et font souvent de bons alliés, en tout cas en guise de point de départ. Bien souvent, leurs objectifs ne divergent que peu de ceux de Teeth, ou au moins leurs méthodes les rendent bien proches, et cela pouvait très bien se confirmer s’il était si capable de faire couler le sang. Oui, de toute évidence, s’il est si amateur de chair humaine qu’elle le dit, ils pourraient bien avoir de quoi s’entendre, pensée qui fit esquisser un très bref sourire au Démon avant que celui-ci ne le réprime. Bien sûr, il irait lui rendre visite, et quand bien même l’on ne l’écouterait pas assez vite, son hôte n’a sûrement pas besoin de tous ses membres ou organes, pas vrai ? Ou plutôt, Teeth n’a pas vraiment besoin de son hôte, et ce nouveau monde ne pleurera probablement pas un enfant d’ailleurs sans parenté ni attaches.


Elle poursuivait, elle semblait craindre la ville et ses habitants, était-ce aveu de faiblesse ? Si c’était bien le cas, et c’est ce que le Démon commençait à déduire de ce bref échange, alors peut-être aurait-il plutôt intérêt à la laisser quitter la cité seule. Lui, resterait auprès du plus fort, du plus menaçant. Il sait se plier, soumission ou séduction ne le rebutent pas. Un temps, il pourrait être loyal, obéir, le temps d’affirmer sa position en ces nouvelles terres, et le temps de voir son ambition le faire regarder ailleurs. Oui, c’était certain, si elle n’avait pas le pouvoir de s’imposer, il n’aurait aucune raison de lui emboîter le pas. Après tout, elle lui avait déjà beaucoup dit, et sûrement assez pour qu’il se passe de sa présence.


Elle confirma alors avoir bien remarqué le petit manège du Démon lorsqu’il prit possession du corps, ce qui ne l’étonnait pas, lui-même aurait reconnu la manœuvre de sa maladresse, mais la justifierait par l’urgence qu’il eut perçu. Et puis ce n’est pas comme-ci cela l’avait compromis réellement, il s’en sortait encore bien, du moins si elle ne reconnaissait pas sa nature, c’était ce qu’il pensait. Cela dit, le pire, ou du moins selon les mots de l’interlocutrice, arriva, et très certainement pas au moment le plus opportun. Une patrouille de gardes, ceux qu’elle semblait tant redouter, se tenaient bien derrière elle. Serait-ce un nouveau danger ?


Elle avait l’air bien gêné, et eux avaient l’air bien curieux. Hautains, supérieurs, ils avaient tout l’air de préparer quelque chose qui ne soit probablement pas souhaitable. Leurs intentions pourraient être bien multiples, si l’on part du principe que la ville était régie par un tyran, mais quel que soit l’abus de pouvoir ou la malhonnêteté dont ils pourraient faire part, il était peut-être encore temps de changer de camp. En se relevant tranquillement, Teeth jetait un œil à sa compagnie d’un instant, s’assurant bien qu’elle tenait une attitude pacifique. N’avait-elle pas même le pouvoir de se dresser face à eux ? Elle ne semblait pas planifier un quelconque subterfuge, alors peut-être craignait-elle les gardes ? Ou plutôt la ville en son ensemble ? Dans tous les cas, cela l’aidait bien à comprendre quel côté de l’échiquier sur le moment avait l’avantage. Peut-être alors le Démon prendrait-il une décision hâtive qu’il regretterait, mais avec les éléments qu’il avait, il ne pouvait que déduire ce qui irait dans ce qu’il voyait comme son intérêt.


- Messieurs, je me suis perdue. J’ai interpellé cette gente demoiselle pour qu’elle m’aide à retrouver ma route.


Le Démon s’avançait un peu, dirigé vers les gardes et passant à côté d’Anastasia. Son visage paraissait plus innocent, ses yeux montraient de l’inquiétude, qu’il faussait, pour donner plus de poids à sa phrase. Il s’arrêta à distance modeste, les bras relâchés comme pour manifester une attitude totalement dépourvue d’hostilité. Il tourna alors la tête vers la jeune femme, un instant, de sorte à ce que son visage ne soit pas visible des gardes, et lui fit un sourire, se voulant comme bienveillant, avant de reprendre son expression de trouble et de se retourner vers la patrouille.


- Comme je lui expliquais, je suis la fille d’un marchand venant de loin, nous sommes en séjour en ville pour affaires, et je me suis laissé distraire avant de m’égarer. Je suis sûre que si une personne bien intentionnée venait à me ramener à mes parents, ils se montreraient très reconnaissants et généreux.


Sciemment, il se rendait au garde sans le moindre signe d’opposition. Il espérait au moins avoir capté leur attention un moment, et trouverait autre chose ensuite pour arranger sa position, puis cherchera sans nul doute à rencontrer le tyran lui-même. Dans tous les cas, il les suivrait sans faire d’histoires. Et pour Anastasia ? Il n’en avait plus rien à faire. Il espérait seulement qu’elle ne se mettrait pas en travers de son départ, mais peut-être comprendra-t-elle que par son acte, il lui laissait l’occasion de filer sans avoir à causer de grabuges. Et si, dans le pire des cas, elle agirait à l’encontre des gardes, il profiterait du chaos d’un affrontement et de sa petite tailler pour filer en douce et s’éclipser sans demander son reste.

EPSILON