Golem défectueux

Alathea avait été missionnée une nouvelle fois à Jiban. La capitale était souvent le théâtre de nombreuses péripéties, tantôt assez banales, tantôt sortant de l’ordinaire. L’elfe n’était donc pas surprise de recevoir une tâche au sein de celle-ci une énième fois. Néanmoins, ce coup-ci, on lui avait indiqué qu’elle serait la seule élue convoyée sur place, ses confrères et consœurs étant déjà affairés à d’autres endroits et actions. Cela ne l’inquiétait pas outre mesure, mais c’est vrai que c’était tout de même la première fois qu’elle allait avoir à se débrouiller uniquement par elle-même, même si, bien entendu, elle ne serait pas seule sur place. De fait, sa mission était d’assurer la surveillance d’un golem créé par technomagie, mais possédant quelques défaillances, le rendant instable et imprévisible. L’archère devrait donc vérifier que les réparations, effectuées par une certaine Alohina, se dérouleraient sans encombre pour tout le monde.

Sur le papier, la quête semblait tout aussi déroutante qu’amusante. Il était en effet spécifié que le golem dont il était question avait tendance à insulter quiconque entrait dans son champ de vision. Si le détail pouvait paraître anodin, cela dissimulait en réalité un vrai problème de contrôle de la créature, problème qui pouvait potentiellement s’amplifier ou en engendrer d’autres. Il fallait donc au plus vite opérer une maintenance sur le golem, pour éviter que la situation s’envenime. Mais sa créatrice, la fameuse Alohina, redoutait qu’une telle opération rende irascible et incontrôlable sa création, d’où sa requête. Al’ aurait donc pour rôle d’observer attentivement le golem et de le neutraliser à la moindre incartade, le temps que la technomage achève les réparations.

Cela ne faisait que peu de temps qu’Alathea avait arrêté de se rendre au centre de soin principal de la capitale, les patients qu’elle y allait voir étant tous rétablis. Le souvenir de l’incident du commissariat était encore vif dans son esprit. Si pour l’opinion générale cette enquête avait été un franc succès, permettant de mettre en lumière l’identité du meurtrier, pour l’elfette, cela avait été un échec total. Incapable de protéger les quelques civils qu’elle devait surveiller, elle n’avait pu faire mieux que d’éviter leur mort immédiate, les laissant seulement à ses portes. Pourtant, à ce moment-là, elle croyait être prête, aux aguets, et suffisamment forte pour se passer de la présence des gardes. Mais le fiasco avait été total pour elle… D’autant qu’au final, le cube mémoriel n’avait même pas été retrouvé…

Ce n’était pas dans son genre que de se morfondre sur des bévues passées. Bien au contraire, Alathea avait appris, notamment de sa mère, mais également de son expérience de mercenaire, qu’il était important de tirer des leçons de chaque élément vécu, afin de toujours s’améliorer sans relâche jusqu’à rendre la copie parfaite. Sa méfiance s’était accrue, tout autant que sa vigilance, tandis que la tireuse de précision avait multiplié les entraînements à l’arc, dans de nombreuses situations. Non pas qu’elle ne maîtrisait pas son arme, mais il fallait qu’elle soit capable de tirer encore plus vite, plus précisément et avec davantage de puissance, tout en accroissant son endurance.

L’octogénaire avait également eu l’occasion de s’entraîner avec Lexi, à plusieurs reprises, lors de certaines rencontres avec celle-ci. Lexi, en plus d’être l’aînée de l’elfe, en tout cas à Shintan, était la seule personne en laquelle Alathea avait pleinement confiance. À force de la côtoyer, la demoiselle avait appris à croire en elle et en ses capacités, tout autant qu’à partager son avis et ses opinions avec elle. C’était d’ailleurs l’une des premières personnes vers qui elle s’était tournée après la fuite et l’explosion d’Iris, lui racontant tout ce qu’elle savait, lui exposant ses doutes de plus en plus gros concernant les hautes instances de Shintan. Il y avait déjà plusieurs mois que l’autre lui avait demandé de se méfier du conseil, de Reisha, et de lui rapporter tout fait ou propos plus qu’intriguant à leur sujet. Les hypothèses au sujet du conseil des anciens notamment semblaient être fondées, si l’on se penchait sur les récents événements.

Alathea s’arrêta de se nouer l’esprit, ne voyant aucune solution aux problèmes qu’elle se posait. C’était là qu’elle voyait à quel point Kosaten l’avait changée. Avant, elle n’aurait jamais passé autant de temps à méditer sans agir, autrement que pour chasser. Autrefois, elle se contentait souvent de suivre les ordres sans broncher. Une autre époque…

La belle aux yeux d’or atteignit finalement le lieu de rendez-vous qui lui avait été donné. Elle était à l’heure, mais visiblement pas autant que la demoiselle qui la précédait. Il s’agissait d’une femme d’une trentaine d’années, aux cheveux bruns assez courts. Elle portait une paire de lunettes très voyante et était vêtue d’une longue blouse blanche. Celle-ci, apercevant Alathea, s’avança précipitamment, l’interpelant aussitôt :

« Vous êtes Alathea, n’est-ce pas ? Je vous ai déjà vue en ville. Je suis Alohina, celle qui a demandé votre présence ici ! »

Alathea ayant rejoint le lieu convenu à l’heure convenue, elle se doutait bien avoir affaire à la fameuse Alohina. Bien entendu, cela aurait pu être une autre personne présente ici par pur hasard ou encore envoyée à la rencontre de l’élue, mais cela aurait été une sacrée coïncidence et l’elfe avait supposé que la commanditaire de la mission souhaiterait s’assurer par elle-même de sa présence. Al’ s’attarda un court instant à observer davantage Alohina. Les cheveux de cette dernière, bruns donc, étaient attachés méticuleusement, même si leur longueur ne le nécessitait pas. Il s’agissait sûrement d’une précaution de la technomage pour que ceux-ci ne viennent pas la gêner dans son travail. Un visage jovial et ouvert, peut-être un tantinet niais, mais aux yeux pétillants d’intelligence et de malice. Toutefois, ce qui attirait assez vite l’œil, c’était bel et bien l’énorme et imposante paire de lunettes de miss, à la couleur sobre, certes, mais qui prenait place sur la majorité du visage de la femme. Il était compliqué de faire plus ridicule comme monture… Quant au reste de la tenue, il s’agissait simplement d’une tenue blanche de technomage, un poil flottante, témoignant de la taille un peu trop petite de sa porteuse.

Alathea eut un léger sourire en entendant l’autre évoquer son nom et affirmer déjà la connaître. Cela arrivait de plus en plus ces temps-ci, les habitants de la capitale étant habitués à sa présence et commençant à la connaître aussi bien que de plus anciens élus comme Frisk ou Lexi. Sûrement que son rôle dans l’enquête sur le meurtre de Jaka, ainsi que le vol du cube mémoriel, bien qu’atténué par l’excellente prestation d’Ogawa Rog, avait dû largement contribuer à accroître sa renommée. D’ordinaire, seuls les habitués de la grande bibliothèque la reconnaissaient. L’elfette n’en tirait toutefois pas un plaisir extrême, préférant souvent la discrétion à l’exubérance et au triomphe, même s’il était appréciable parfois d’en recevoir un peu.

« Oui, c’est effectivement moi ! Enchantée, Alohina, et heureuse de travailler avec vous aujourd’hui ! »

« Heureuse peut-être maintenant, mais sans doute beaucoup moins toute à l’heure... » répondit la technomage avec un soupir.

Elle n’en dit pas davantage, mais Alathea pensa comprendre qu’elle faisait ici référence au caractère très antipathique du golem qu’elle avait conçu. Néanmoins, si l’elfe n’aimait guère se faire marcher sur les pieds et avait une certaine répartie, elle n’était pas non plus âme à se vexer pour une peccadille d’insultes qu’elle savait dues à un dysfonctionnement du golem. Elle était d’ailleurs curieuse de constater à quel point ce dysfonctionnement était poussé.

Finalement, Alohina reprit :

« Suivez-moi, je vous prie ! »

Tout en disant ces mots, la technomage se retourna et incita l’archère à prendre sa suite. Elle commença alors à s’engager dans une série de couloirs, tous plus interminables les uns que les autres, obtenant dès lors l’admiration d’Alathea, qui ne voyait pas comment Alohina faisait pour s’orienter dans pareil dédale. Heureusement qu’on ne lui avait pas donné rendez-vous directement à l’endroit où était stocké le golem…

« J’imagine qu’on a dû vous mettre au parfum à propos de Buto, mais je vais quand même me permettre de prévenir. C’est un golem quasi parfait, un chef d’œuvre parmi tant d’autres à mon actif, une fierté que l’on ne peut me retirer. Il y a toutefois un petit souci, tout petit souci, tout tout petit souci… Il se pourrait qu’il dispose d’un vocabulaire assez limité et ne sache que répliquer par la grossièreté… Ce n’est pas un gros défaut, vous en conviendrez, mais certains, ici, sont des petites natures et ne veulent plus travailler en sa présence… Quel tas d’incapables ! » expliqua Alohina.

Alathea comprit assez rapidement que son interlocutrice était fière de son travail, au point de minimiser un défaut qui empêchait complètement la coopération du golem avec quiconque. Elle n’était pas là pour juger qui que ce soit, encore moins une création qu’elle n’était pas capable de reproduire.

« Ne vous en faites pas, il faudra plus que quelques grossièretés pour me vexer ! »

« Tant mieux alors ! »

Alohina parut rassurée et poursuivit la route, toujours à travers le dédale de laboratoires. Alathea avait déjà mis les pieds ici, mais très vite fait, et jamais autant en profondeur. C’était un nouveau monde qui s’ouvrait à elle et elle faisait de son mieux pour retenir un maximum d’éléments.

« L’entretien de Buto ne devrait pas être trop long, il ne s’agit que de quelques éléments à modifier. Toutefois, j’ai eu le malheur d’en parler devant lui et il est maintenant persuadé que je veux le désassembler… Je vais donc lui faire croire que je vais ajouter quelques fonctionnalités à son arsenal et en profiter pour corriger son petit, tout petit défaut. Il est possible que Buto s’insurge contre cette maintenance et s’excite un peu. Votre rôle sera alors de le maîtriser sans le détruire. Vous vous en sentez capable, Alathea ? »

« Je ne serais pas là sinon. » répondit simplement l’hybride.

Finalement, le duo arriva devant la porte d’un hangar sur lequel était inscrit le nom de la technomage. Celle-ci jeta un regard entendu à Alathea.

« Prête ? »

« Prête ! »

Alathea prit une profonde respiration, avant de suivre Alohina à travers la porte qu’elle venait d’ouvrir, permettant ainsi de dissiper toute pensée superflue de son esprit, le tout afin de se concentrer pleinement sur sa mission. S’il y avait bien une chose qu’on lui avait apprise lorsqu’elle débutait en tant que mercenaire dans son monde d’origine, c’était que les émotions et les sentiments ne devaient en aucune façon empêcher le bon déroulement d’une tâche. L’elfe devait donc faire la part des choses et laisser ses problèmes ou craintes personnels de côté le temps de répondre aux attentes de l’ingénieure. L’inspiration d’air, suivie de l’expiration tout aussi profonde, permettait de l’apaiser et d’entrer dans cet état de concentration totale nécessaire pour éviter ce souci.

L’hybride était prête et découvrit la pièce dans laquelle elle allait passer les prochaines heures avec sérénité. L’espace était vaste, mais énormément rempli. Cela avait beau être immense, c’était un incommensurable fouillis qui donnait l’impression que cette immensité n’était encore pas assez pour satisfaire les besoins d’Alohina. Il y avait là tout un tas de ferraille et d’outils liés à son travail, des appareils électroniques et des écrans clignotant de diverses couleurs, bref tout le petit matos assez cliché qui composait l’arsenal d’un scientifique. Toutefois, malgré le bazar omniprésent autour d’elles, l’habituée des lieux n’était absolument pas déstabilisée et parvenait à se diriger ou se mouvoir sans souci, tandis que l’archère peinait à la suivre, faisant de son mieux pour ne rien écraser par mégarde.

Finalement, les deux habitantes de Jiban arrivèrent à destination quelques instants plus tard. Alohina s’arrêta alors, laissant le loisir à l’elfette d’observer l’étrange créature qui leur faisait face. Al’ avait déjà observé quelques représentations de golems artificiels dans un ouvrage poussiéreux niché dans une catégorie délabrée de la bibliothèque de la capitale, mais rien de vraiment ressemblant à ce qui devait être le dénommé Buto. Le monstre, car ça en avait bel et bien l’apparence, faisait facilement dans les trois à quatre mètres de haut, et devait sans doute peser son poids. Au vu de sa dégaine, il semblait composé de granite, de métal et d’autres matières spécifiques et relatives à la technomagie. L’expertise de l’hybride ne lui en disait malheureusement pas beaucoup plus.

Le golem donnait l’air d’être endormi, étant totalement immobile et ne donnant visiblement pas de signe de vie. Mais très rapidement, deux lueurs rouges s’allumèrent au niveau de sa tête, lueurs qui scrutaient les deux nouvelles arrivantes. Le corps commençait à s’animer et à se mouvoir lentement, comme s’il cherchait à chasser les lassitudes et les courbatures subsistant au réveil d’une longue nuit. Alohina s’avança avec un grand sourire, le visage radieux en disant long sur l’affection qu’elle avait pour son bébé.

« Bonjour, Buto ! Comment vas-tu ? J’ai ramené quelqu’un de nouveau aujourd’hui. Elle s’appelle Alathea et est intéressée par notre travail. Fais-lui un bon accueil, je t’en prie ! »

Buto fit mine de bâiller, avant de porter son regard rougeoyant sur celle qui venait de prendre la parole.

« Ouais ouais, je connais la rengaine, Alo’… Tu me saoules à toujours demander la même chose… Je t’ai dit que cet endroit était vraiment merdique pour qu’on s’y sente bien, d’ailleurs, je sais même pas comment tu peux travailler avec toutes ces ordures autour de toi ! » répliqua le golem d’une voix graveleuse à peu près sur le même ton que celui auquel s’attendait Alathea.

La créature avait totalement snobé l’élue pour se concentrer sur la scientifique, ponctuant sa plainte de multiples gestes désignant le bordel environnant. Pour le coup, Alathea ne pouvait pas trop lui donner tort… Toutefois, ce n’était pas elle de juger, cet endroit n’étant pas son lieu de travail. Elle se racla légèrement la gorge, souhaitant attirer l’attention de Buto sur elle, ce qui fut un franc succès.

« Quoi, qu’est-ce tu veux, toi ?! Tu vois pas que j’ai autre chose à foutre que de parler avec toi ? Non ? Bah, achète-toi une paire de binocles, mais pas aussi moches que celles d’Alo’ !!! »

Alathea avait beau être préparée, le fait d’avoir impression de converser avec un gamin de quinze faillit lui faire perdre son sérieux et provoquer chez elle un fou rire. Elle s’en abstint toutefois et conserva son sourire de façade.

« J’y songerais, je vous remercie pour ce conseil. Comme disait Alohina, je suis- »

« Alathea, ouais, j’ai entendu, je suis pas sourd ! Et alors, qu’est-ce que ça peut me faire ? Moi, c’est Buto, grave-toi bien ça dans ta petite tête ! »

« Enchantée, Buto ! J’ai hâte de vous voir à l’œuvre ! »

« Ouais, ouais, accouche, meuf… » répliqua Buto sur un ton blasé.

Alathea se recula ensuite un peu, observant Alohina effectuer quelques vérifications d’usage sur le golem, qui, exceptionnellement, conserva le silence pendant au moins une dizaine de secondes, avant de relancer les hostilités.

« Bon, tu te grouilles, Alo’ ? J’ai d’autres chats à fouetter, moi !!! »

« J’ai presque fini, Buto ! Un peu de patience... »

« Pffff… »

Alors qu’elle achevait finalement sa rapidement vérification d’usage, Alohina adressa un regard désolé à Alathea, qui lui assura de la tête qu’il n’y avait pas à s’en faire. Elle était prévenue et était préparée, même si Buto avait déjà fait des siennes en à peine quelques instants, l’elfette était au dessus de ça. Des insultes, des gamineries, des pitreries, elle y avait été maintes et maintes fois confrontée, y avait même déjà pris part il y a de cela de nombreuses années. À vrai dire, c’était même plutôt drôle de voir un golem à la proportion aussi imposante et monstrueuse, mais doté de la répartie d’un môme de dix ans. L’archère se contentait donc d’ignorer les répliques cinglantes et insultantes de la créature, patientant le temps que l’ingénieure finisse.

« C’est bon, Buto ! Tu es libre ! »

« Enfin, c’est pas trop tôt, merde ! » s’exclama-t-il en recommençant à bouger.

Alohina s’était écartée de lui, l’observant ainsi se mouvoir sans réelle direction, un peu comme une mère regarderait avec passion les premiers pas de son enfant. Il n’y avait pas de doute à avoir, la scientifique tenait sincèrement à sa création et l’acceptait pleinement, malgré son défaut. C’était aussi pour cela qu’elle avait demandé de l’aide à un élu plutôt qu’à des soldats, afin de pouvoir travailler dans des conditions saines pour Buto, tout en s’assurant que celui-ci ne serait pas trop malmené même s’il avait la fâcheuse idée de faire sa crise d’adolescence au mauvais moment. La technomage se rapprocha de la tireuse de précision, qui fixait toujours le golem avec méfiance.

« Il est magnifique, n’est-ce pas ? » demanda Alohina, sur un ton doux et rêveur.

« Hum… J’imagine que oui, si vous le dites... » rétorqua Alathea sur un ton évasif, de manière à ne pas contredire l’autre femme.

Magnifique n’était sans doute pas le terme le plus approprié pour qualifier Buto lorsque l’on était un simple lambda dans cet atelier. Alathea verrait probablement différemment la créature si elle avait longuement œuvré à sa conception. Néanmoins, si elle restait dubitative quant à sa dégaine, l’elfette était admirative de la technomagie qui était mise en œuvre pour faire fonctionner correctement le golem. Elle avait pris quelques cours à l’académie de Jiban, apprenant ainsi les bases de cet étrange concept qui associait technologie et magie, mais ses rudiments étaient encore bien insuffisants pour lui permettre d’associer quoi que ce soit de son équipement à la technomagie. Alors forcément, face à quelqu’un la maîtrisant suffisamment au point de pouvoir donner vie à des créatures grâce à ça, l’élue était plus qu’intéressée.

Il y avait plusieurs mois qu’Al’ avait évoqué devant le conseil son désir de perfectionner son arc grâce à la technomagie, même si elle ne voyait pas encore comment de manière concrète. Cela viendrait probablement avec le temps et l’expérience. C’était aussi dans cette optique qu’elle acceptait ce genre de mission. D’ailleurs, elle en avait touché quelques mots en chemin à Alohina, et cette dernière s’était déclarée prête à transmettre ses connaissances si cela pouvait aider l’archère dans sa quête d’amélioration. Visiblement, les scientifiques adoraient partager leur savoir avec ceux qui daignaient s’y intéresser un tant soit peu.

« Eh, si tu rêves trop, ton cerveau va fondre, la blondasse ! Enfin, je sais pas si t’as un cerveau... »

La voix graveleuse de Buto ramena Al’ à la réalité, qui soupira un peu, subissant une fois encore les brimades du golem. Décidément, le monstre ne voulait pas lui lâcher la grappe. Heureusement, Alathea n’eut pas besoin de répondre, puisque ce fut Alohina qui s’en occupa :

« Allons, Buto, laisse donc Alathea tranquille, elle ne t’a rien fait de mal... »

« Bah, c’est que sa tronche de cake me donne envie de gerber rien qu’en la regardant, alors que je peux même pas gerber… »

Même Alohina soupira ce coup-ci, jetant un nouveau regard désolé à la mi-humaine, qui se contenta de hausser les épaules, n’étant pas atteinte par l’insulte. La scientifique lui demandant alors discrètement de se préparer, avant de s’avancer vers le golem.

« Buto ? Tu te souviens que je t’avais promis une amélioration de ta mobilité ? »

« Euh, ouais, ptêtre, je sais plus trop, à force d’entendre toutes tes conneries, Alo’... »

« Ah bon, tant pis, je pensais que tu voulais pouvoir te déplacer plus vite, j’ai dû me tromper. »

« Ah si si si, attends zeubi, je m’en souviens maintenant !!! C’est la faute de l’autre blondasse là, elle me déconcentre. »

« Tu vois, quand tu veux ? Laisse-moi une petite minute le temps que j’aille chercher le matériel pour et je te fais ça. Ça devrait pas être trop trop long, une petite demi-heure tout au plus. »

« Ouais, grouille-toi steuplaît !!! »

Sur ces belles paroles, Alohina s’éclipsa un bref instant. Même si on ne la voyait plus à cause de tout le bazar alentour, on l’entendait farfouiller dans tous les sens. Elle revint quelques instants après avec un paquet de matos et demanda à Buto de s’installer près des machines de surveillance, où elle s’affairait d’habitude à ses révisions. Alathea caressa discrètement son arc, prête à agir si Buto s’emballait. La réparation pouvait commencer !

Alohina était vraiment revenue avec un sacré chantier d’outillage. D’ailleurs, l’elfe ignorait qu’il était possible de posséder autant d’équipements similaires et uniquement différenciés par un micro détail qu’elle-même, malgré son excellente vision, ne parvenait pas toujours à déceler. Alathea espérait qu’il s’agissait là de donner le change et de leurrer Buto sur la maintenance dont il allait être opéré, toujours dans le but de lui faire croire à une opération pour rehausser drastiquement ses capacités de mobilités. Il était vrai que le golem avait beau être un sacré spécimen forçant le respect, ses déplacements semblaient encore hasardeux et imprécis, et la créature magique elle-même s’en était rendue compte. C’était donc en jouant sur ce tableau que la technomage espérait pouvoir régler le souci d’élocution et de réflexion infantiles de sa création.

La scientifique lui avait au préalable assuré que ce ne serait pas bien long, mais l’archère connaissait la propension des gens de son expertise à accroître ou minimaliser certaines durées selon leur bon vouloir. D’autant qu’il fallait apparemment la pleine coopération et immobilité de Buto, ce qui n’était pas franchement gagné. À la moindre incartade de sa part, au moindre doute submergeant son esprit chétif, tout pouvait capoter. Là était donc le rôle d’Alathea : surveiller constamment l’attitude du golem et l’arrêter en cas de nouvelle crise d’adolescence. Elle avait quartier libre à condition de ne pas endommager irréversiblement le golem. Ce qui lui laissait quand même un paquet d’alternatives.

« J’y vais, Buto ! » déclara Alohina, autant à l’attention du golem qu’à celle de l’élue.

Alathea continuait d’observer la scène à distance, l’air de rien, afin de ne pas alerter Buto sur les vraies raisons de sa présence ici. Elle n’aurait de toute façon aucune difficulté à dégainer son arc et à tirer, et le geste serait quasi instantané, l’elfette l’ayant reproduit à foison par le passé. Si, lors de son arrivée, elle avait longuement maudit son arme liée spirituellement à ses pouvoirs et donc extrêmement mauvaise avec des projectiles normaux, maintenant que ses capacités d’autrefois avaient regagné un niveau raisonnable, son amour pour l’arc s’était manifesté à nouveau. Elle retrouvait peu à peu les sensations d’autrefois, lorsque la guerre omniprésente d’Erdrigoth était son quotidien et son environnement, et que les traques individuelles pour chasser étaient l’un de ses seuls plaisirs.

« Te goure pas dans les réglages, surtout, Alo’ !!! C’est déjà arrivé, j’te rappelle, et c’était vraiment relou... » insista Buto, en tournant légèrement la tête pour observer la scientifique.

« Arrête de bouger, Buto ! Ne t’en fais pas, je maîtrise ! » répliqua un peu plus sèchement l’ingénieure, qui était à fond dans son boulot.

Le golem grommela quelque chose d’inintelligible, mais qui ressemblait fortement à un torrent réprimé d’insultes. Toutefois, Alohina se concentrait entièrement sur ce qu’elle faisait et elle ne l’écoutait d’une oreille distraite. Et de toute façon, la scientifique commençait à avoir l’habitude de se faire bâcher à longueur de temps par sa création. Heureusement, ce comportement serait amené à évoluer dans les prochaines minutes, si tout se passait bien. D’ailleurs, la scientifique prit une légère pause, s’essuyant un front envahi par la sueur et buvant dans une sorte de gourde transparente dévoilant un liquide verdâtre peu ragoûtant.

« J’ai presque fini, Buto ! Par contre, il va falloir que je te mette en veille un petit moment le temps d’appliquer le correctif locut- »

La scientifique n’acheva pas sa phrase, consciente d’avoir un peu gaffé. Dans son empressement et peut-être un peu aussi à cause de la fatigue après l’effort, elle en avait oublié de dissimuler une fois encore le motif de cette opération de maintenance. Et désormais, Buto était en train de réaliser que l’amélioration de sa mobilité n’était pas à l’ordre du jour.

« Attends, qu’est-ce t’as dit là ? Locuto-machin-chose ? Ça a que dalle à voir avec ma vitesse, ça ! Enfoirée, tu m’as menti !!! » s’exclama le golem.

Tout en disant ces mots, il s’écarta du champs d’action de la scientifique, la dévisageant avec un regard mauvais, si tant était que ses yeux étaient capables d’émettre une telle émotion. Même sa posture laissait présager sa colère et son instabilité. Alathea avait par réflexe saisi son arc et se tenait prête à intervenir si nécessaire. Mais, pour l’heure, Buto ne lui accordait aucune attention.

« Dis-moi la vérité, Alo’, et pas de bobards, c’te fois !!! Qu’est-ce que tu foutais exactement ? »

La scientifique baissa les yeux, sincèrement honteuse d’avoir dû mentir à ce qu’elle considérait comme l’un de ses bébés.

« Je dois appliquer un correctif locutif, ainsi que certaines autres modifications mineures, afin que ta conduite, ton comportement et tes paroles n’incommodent plus personne... »

« J’en étais sûre !!! T’es vraiment qu’une grosse connasse, Alo’, une catin de ses morts qui peut aller se faire foutre !!! »

Si Buto avait pu faire un doigt d’honneur, nul doute qu’il l’aurait fait sans hésiter. Malheureusement, au lieu de ça, il avait levé son énorme bras massif pour menacer la scientifique, qui recula de quelques pas, par réflexe et par crainte. Alathea ne perdit pas de temps et matérialisa aussitôt une flèche sur son arc, relâchant rapidement le trait qui passa à un petit centimètre du visage du golem, allant se perdre finalement dans le bazar de la pièce.

« C'est quoi ce bordel ?! »

« Je ne vais pas me répéter, Buto, alors écoutez-moi bien ! Vous seriez bien aimable de retourner sagement vous installer près d’Alohina et de la laisser achever votre maintenance. Si vous résistez ou que vous tentez quoi que ce soit qui me déplaise, je vais devoir vous neutraliser, et, croyez-moi, j’en suis parfaitement capable et ça ne va pas être une partie de plaisir pour vous. » répondit l’octogénaire sur un ton détaché et serein.

Alathea avait ici l’occasion de se faire respecter par l’insultant golem, elle ne comptait clairement pas s’en priver. Sa première flèche, loin d’avoir raté sa cible, n’avait été qu’une simple sommation pour Buto, un rappel de la présence de l’élue dans la pièce. Si celle-ci avait été présentée comme simple observatrice, sa récente réaction, ainsi que ses mots, devaient dès à présent avoir fait comprendre à la créature quel était le but réel de sa présence en ces lieux. L’elfe espérait que cela suffirait à calmer les ardeurs impétueuses du golem et qu’il se montrerait ainsi plus docile, les élus de Shintan jouissant tout de même d’une certaine réputation au sein de la capitale, même si celle de l’archère s’était surtout faite à la bibliothèque où elle passait la majeure partie de son temps libre.

Buto s’était immédiatement figé lorsque la flèche passa sous son nez, se tournant ensuite vers Alathea lorsque celle-ci le menaça. Comme il s’agissait d’une création artificielle, qui plus est d’un golem, hormis son regard, il était pratiquement impossible d’identifier chez lui certains gestes ou certaines expressions traduisant d’une émotion particulière. De fait, l’elfette ne pouvait pas vraiment savoir à quoi pensait le golem et ne pouvait qu’espérer que son long silence traduisait une certaine peur et se concrétiserait par l’obéissance du monstre. Mais, bien au contraire de ses attentes, Buto éclata soudain d’un rire toujours aussi caverneux, faisant même mine de s’essuyer des larmes tant il était hilare.

« Tu peux répéter, la blondasse ? J’ai cru un moment que tu causais de m’arrêter, toi, avec ton petit arc tout mimi et tes flèches ridicules ? Nan, j’ai dû me tromper, tu n’est pas conne à ce point, quand même ? » rétorqua finalement le golem, encore hilare.

Bon, l’intimidation ne semblait pas avoir fonctionné. Peut-être était-ce réellement la dégaine d’Alathea qui la privait de crédibilité face au golem, ou alors fallait-il qu’elle mette davantage de puissance dans son tir. Le souci, c’est que l’octogénaire ne pouvait pas se permettre non plus de se donner à fond, sous peine de risquer de détruire une partie du labo de recherche d’Alohina. Elle devait donc parvenir à gérer Buto sans en arriver là. Al’ soupira, sans lâcher le monstre du regard.

« Vous m’avez parfaitement entendu, Buto ! J’ai largement, très largement même, de quoi vous arrêter, mais ça ne sera pas très agréable pour vous, et j’aimerais éviter d’en arriver là. » dit-elle, réitérant son avertissement d’un ton calme.

Pour souligner ses mots, elle leva une fois encore son arc, matérialisant une flèche plus épaisse et plus lumineuse, bien plus riche en énergie que la précédente. Le tir partit sans laisser le temps à Buto de réagir, frôlant encore plus son visage. Ce dernier cessa soudain de rire, comprenant qu’Alathea n’était pas n’importe qui. Il plongea aussi vite qu’il put derrière une pile de ferraille, quittant un instant le champ de vision de la tireuse de précision. Celle-ci ayant néanmoins vu venir le mouvement, elle n’était pas restée immobile et partir aussitôt à la poursuite du fuyard.

« T’es peut-être pas trop pourrie à l’arc, mais je connais le dépotoir d’Alo’ par cœur, y’a pas moyen qu’une blondasse comme toi puisse me choper dedans ! »

Malgré ces mots, il était possible de sentir que la confiance du golem n’était plus la même, ses insultes se faisaient moins virulentes. Le monstre était moins vif et agile qu’Alathea, mais il avait effectivement le mérite de connaître le laboratoire suffisamment pour se glisser entre deux tas de bordel, et ainsi empêcher l’hybride de lui tirer dessus. Néanmoins, s’il espérait épuiser l’endurance de cette dernière avec ce jeu du chat et de la souris, il serait vite de constater que la belle aux yeux d’or pourrait tenir le rythme encore très longtemps.

« C’est inutile de vous cacher et de fuir, je finirai par vous avoir. »

Tout en disant ces mots, Alathea accéléra la cadence, tentant de mémoriser au maximum la position des différents points de passage de Buto. En effet, le golem avait beau connaître comme sa poche cet endroit, il se limitait instinctivement à certaines zones et tournaient vraisemblablement en rond selon un circuit assez similaire. À force de passer aux mêmes endroits, Al’ finit par les retenir et put commencer à tenter quelques passages alternatifs pour rattraper le golem. Après quelques échecs, elle se retrouva finalement sur sa course, lui bloquant le passage.

Buto marmonna une flopée d’insultes, comprenant que sa fuite était compromise. Alors qu’Alathea s’avançait calmement vers lui, il attrapa un bloc informatique qui traînait non loin de là et le jeta violemment sur l’elfe, qui se contenta de l’esquiver avec très peu de mouvement. Le golem réitéra l’attaque à plusieurs reprises avec tout ce qui lui passait sous la main, mais la mi-humaine évitait tout sans aucune peine.

Finalement, ayant suffisamment joué avec lui, Alathea se décida à le neutraliser pour de bon. Elle fit apparaître une flèche foudroyante sur son arc et lâcha le trait à une vitesse hallucinante, trait qui vint se planter dans l’équivalent de l’abdomen chez Buto, transmettant aussitôt la décharge électrique à tout son corps. D’abord parcouru de spasmes incontrôlables, le golem s’effondra ensuite, pour ne plus bouger.

C’est à peu près à ce moment-là qu’Alohina parvint à les trouver tous les deux, complètement éreintée. Elle afficha un air triste en voyant sa création dans un tel état, mais elle se reprit rapidement, prête à poursuivre la maintenance. Alathea rangea alors son arc et reprit son rôle de surveillante. Elle n’avait pas fait usage d’une telle flèche sans l’accord de la technomage. C’était d’ailleurs cette dernière qui lui avait suggéré d’user d’un choc électrique pour assommer Buto, en assurant que ses circuits internes résisteraient à bien pire.

Alohina opéra donc quelques changements chez Buto, profitant de son immobilité totale pour être la plus efficace possible. Elle modifia le registre de son langage, ainsi que son intellect, afin qu’il ne semble plus être un gamin en crise d’adolescence. La créature ne tarderait pas à s’éveiller de la maintenance, mais la scientifique ayant déjà fait les vérifications à plusieurs reprises, elle ne voulait pas retenir l’elfette davantage. Alohina remercia donc chaleureusement Alathea pour son aide, les deux se saluèrent et l’élue fut finalement libérée de ses fonctions. Il était temps pour elle de rentrer désormais.