Arrivée dans un monde inconnu [N]

J’ai souvent entendu dire mes aînés que quand on meurt, on voit sa vie défiler devant ses yeux mais alors en accéléré pour les morts très violentes, du style quand un combattant se faisait arracher la tête par une fourmi géante pendant la guerre. C’est très rapide comme mort, un instant vivant, l’autre instant trépassé. Je me demande comment on a pu savoir ça, qu’on voyait sa vie défiler devant ses yeux même en accéléré au moment de sa mort. Comme je suis curieuse par nature, j’ai cherché à en savoir plus et en fait, on verrait un moment clef de notre vie juste avant de mourir, en tout cas le moment le plus intense de notre vie. Ainsi comme je suis très jeune, si si, on ne va pas se mentir, vingt ans c’est très jeune, je sais très précisément ce que je vois au moment de ma mort.

C’est le moment où je meurs.

La foudre. Elle sort du corps de l’empereur par sa bouche, par les yeux, par les oreilles et même par la poitrine et dans son dos, éventrant la chair pour se frayer un chemin vers l’extérieur. Ca va très vite et dans le même temps le temps semble ralentir mais nous sommes tous figés par la stupeur. Ca doit être ça qu’on appelle un état de sidération.

L’empereur est devenu une bombe humaine.

Ou une bombe immortelle, ce qui n’est pas un détail. Quoique il est plus qu’un immortel, il est l’immortel qui fait les autres immortels et c’est bien ça le problème, il n’a pas pu faire de moi une immortelle dans le sens où j’en suis déjà une. C’est très gênant de le voir ainsi exploser de colère puis sur le point d’exploser tout court, c’est même en ce qui me concerne encore plus gênant que la durée de notre nuit de noces hier, dont je me souviens comme si c’était hier en effet. Une nuit de noces qui a duré trois minutes avant que mon mari s’endorme avec un air béat alors que j’étais étonnée que ce soit en effet déjà fini.

C’est dire.

L’empereur est sur le point d’exploser, aidé en cela par un éclair qui éventre le plafond et le frappe avec une telle violence que tout devient blanc. C’est donc fini, je vais mourir. Si jeune ! Au moins aurais-je connu le sexe mais pas le plaisir lié au sexe. En trois minutes, je ne me suis même pas échauffée à la vérité. Suis-je assez âgée pour aller au Paradis ? En fait j’aurais tendance à penser que non parce que j’ai été loyale envers l’empire qui est mauvais envers l’essentiel de ses sujets mais aussi parce que j’ai bénéficié des largesses de l’empereur quand tant d’autres meurent de faim ou sont jetés comme des mouchoirs usagés après avoir trimé comme des bêtes de somme pendant des années, parfois les deux et je n’ai aucun regret. Ainsi je meurs dans cette lumière blanche.

Ou pas.

Alors que j’entends comme des millions de voix hurler de terreur avant de se taire brusquement, la lumière blanche se dissipe et je reprends conscience … Ailleurs. Déjà je suis dehors et il n’y a nul château en vue, uniquement des arbres à perte de vue. Je suis dans la forêt et pas au niveau du sol dans le sens où le sol n’est pas palpable. Je suis accrochée par le col de ma robe à la branche d’un arbre situé à au moins dix mètres de hauteur au bas mot. Et ça fait haut. Ca fait même très haut. Surtout parce que je n’ai plus d’ailes.

Mais ou qu’elles sont, mes ailes ?

Elles ne sont plus là. Dans mon dos. Comme envolées, ce qui ne manque pas d’ironie pour des ailes. Je n’ai plus d’ailes et j’entends distinctement le tissu de mon col craquer parce qu’il n’est pas fait pour soutenir mon poids au bout d’une branche qu’elle soit à un mètre du sol ou à au moins dix mètres par contre je vais avoir mal en faisant une chute de dix mètres de haut.

Ca va même me tuer !

Holala, survivre à l’explosion de l’empereur San dans des conditions mystérieuses et me retrouver dans des conditions tout aussi mystérieuses au sommet d’un arbre pour mourir d’une chute de ce même arbre, c’est la mort bête, si tant est qu’il y en est des intelligentes. Le tissu craque de plus en plus, je vais tomber aussi j’agite les bras dans tous les sens même si en effet ça ne sert à rien ! Ca y est, je tombe !

"Aaaaaaah !"

Crier ne sert à rien, c’est comme agiter les bras dans tous les sens, c’est ce qu’on appelle un réflexe et je fais un combo, je cris en agitant les bras inutilement dans tous les sens en tombant puis le sol cesse de se rapprocher alors que je dois être à un mètre de lui, deux mètres tout au plus. Je vole, je suis en train de battre des ailes, mes ailes, elles sont revenues !

C’était moins une !

Ou moins deux mais c’était tout de même tendu ! Je me pose ainsi sans mourir, avec la légèreté d’une plume transportée au gré des vents par une douce brise printanière. Là, mes ailes se dématérialisent, elles ne sont plus là, pas invisibles, plus là du tout avant de revenir et je réalise que je peux les faire à présent matérialiser et dématérialiser par la pensée. Je le fais une autre fois, puis encore une fois et encore une autre fois parce que c’est amusant en fait. Ainsi sans ailes j’ai l’air non pas d’une awienne anémique mais d’une humaine anémique. En fait plus que d’une humaine anémique mais plutôt de la moitié de l’humaine la moins baraquée de l’empire. Autant dire que j’ai toujours l’air bizarre mais cet étrange changement n’est pas la priorité qui est plutôt de savoir où je suis, comment je suis arrivé ici et si c’est seulement le château qui a été détruit par l’explosion. Je dois être veuve à présent mais l’empire est-il toujours là ? Suis-je la seule immortelle encore en vie ?

Je suis veuve.

Ca me fait bizarre comme sensation, ça et surtout la sensation de plonger dans l’inconnu. C’est un mélange de peur et d’excitation mais plus d’excitation que de peur. Un écureuil grimpe alors sur mon épaule et me regarde. Je le regarde en retour et il soutient mon regard en frétillant des moustaches. En somme, on se regarde.

"Salut. Tu sais où on est ?"

Je suis en train de parler à un écureuil et après les récents événements, ma quasi mort, ma réapparition au sommet d’un arbre et la dématérialisation ainsi que la matérialisation de mes ailes, je ne serais pas outre mesure étonnée que ce rongeur me parle sauf que ce n’est pas le cas. Il se contente de me regarder en frétillant des moustaches avant de partir aussi vite qu’il est venu. Etant donné que ce n’est pas ici que je saurai ou je suis, je vais voir ailleurs non pas pour voir si j’y suis vu que j’y serai mais plutôt pour découvrir où je suis, en demandant à un autochtone. Une chose est sure, çà ne peut pas être au sein de l’empire. Je viens de réaliser que ce n’est pas la même saison.

C’est très bizarre.

Je garde mes ailes dématérialisées pour voir si je peux marcher normalement sans elles et effectivement, c’est surprenant au niveau du centre de gravité mais ça va, j’arrive à marcher ainsi, sans perdre l’équilibre, sans tituber comme un alcoolique après avoir vidé une bouteille d’absinthe et la pure, la fée verte originale. Je ne vais peut-être pas courir parce qu’avant de courir sans ses ailes, il faut d’abord apprendre à marcher, toujours sans ses ailes.

Comme un bébé, je fais mes premiers pas sans ailes et comme un bébé, je tombe à genoux. Je me relève, époussette ma robe et vais recommencer quand quelqu’un vient à ma rencontre. A priori cette personne n’est pas hostile malgré ses griffes de métal visiblement acérées et c’est tant mieux même si on ne choisit pas le moment de se battre. Je suis néanmoins prudente, la méfiance faisant partie de ma personnalité après tout. Il me dit bonjour, je crois que c’est un individu de sexe masculin, à sa voix, je n’en suis pas certaine. De sur son apparence n’est pas effrayante, je le trouve même étonnement mignon.

"Salut."

Dis-je cordialement en essayant d’être aussi impassible qu’à la cour quand on mange un mets délicieux en public et qu’il ne fallait pas le montrer parce que ça ne se fait pas d’exprimer sa satisfaction comme la plèbe. Je devrais parler ou plutôt penser au passé et malgré mon éducation, je ne suis pas sure de cacher suffisamment mon étonnement en voyant cet être qui semble fait de métal. Ses ailes mains dotées de griffes, on dirait moi sauf que lui c’est du métal et elles sont nettement moins longues.

Je suis sure qu’il peut voler.

"En effet, je ne suis pas venue chasser."

Il ne m’a pas dit comment il s’appelle, je précise en fait qu’il ne m’a pas encore dit comment il s’appelle parce qu’il vient d’arriver après tout mais une chose est sure à présent, je ne suis plus sur ma terre natale, j’ai échappé à la mort, probablement à la destruction du château et peut-être même à la fin du monde et je me retrouve sur une terre inconnue. J’en ai de plus en plus la conviction, c’est étrange.

"Merci."

Je crois que c’est un compliment mais je n’en suis pas sure, ma réponse est ainsi prudente. J’ai l’impression qu’il trouve mes ailes très jolies mais peut-être pas de façon positive, plutôt pour souligner leur coté fragiles comparées à ses ailes qu’il a lui aussi fait disparaître.

"Vos ailes sont à n’en pas douter plus solides mais vous savez que le métal peut rouiller. Je plaisante, vos ailes sont elles aussi très jolies, je n’en ai jamais vues de semblables, d’ailleurs, sans vouloir vous offenser, je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous."

Je lui dis ça en souriant avec mes yeux parce que quand j’essaie avec la bouche, ça vire à la grimace. Au moins c’est mieux que le contraire, quelqu’un qui sourit avec des yeux froids et je ne dis pas que c’est le cas de cette personne qui m’a demandé ensuite si j’étais perdue. Je suis certes méfiante par nature mais je ne peux pas me permettre de jouer avec la vérité dans ma position actuelle.

"J’ignore où je suis. J’ai la sensation de débarquer dans un monde inconnu. C’est une sensation très étrange."

Ceci dit, je plisse les pans de ma robe le temps de lui faire une petite révérence.

"Je m’appelle Rafale."

Le visage de cet être est tout aussi singulier que sa nature métallique mais après tout je suis ou plutôt j’étais un être singulier, presque unique sur ma terre natale, puis son approche amicale me semble tout à fait sincère, même s’il convient de faire preuve d’une forme de méfiance de bon aloi dans ce monde inconnu. En tout cas, ses traits faciaux expriment visiblement une sorte de sourire qui sont de bon augure. Par contre, ses propos me rendent quelque peu perplexe !

"Enchantée, N. Vous présumez bien."

Désignation de série N. Ca me rappelle quelque chose. Jadis, la civilisation précédente à celle bâtie par l’empereur San comportait des machines et le nom de mon interlocuteur correspond aux quelques écrits anciens qui ont échappé au passage du temps et à la destruction de nombreux vestiges du passé ordonnée par San. N parle aussi d’élu puis il reprend la parole et nomme ce monde Kosaten et comme il y a lui-même débarqué depuis peu, il avoue qu’il lui manque des informations pour m’aider. Nous sommes pour ainsi dire des inconnus lui et moi, le fait de se présenter étant insuffisant pour se connaître, aussi je me demande ce qui l’incite à faire preuve d’une telle générosité envers moi. Oh, c’est vrai, nous serions des élus mais par qui ? Dieu ? Quel nom porterait-il sur ce monde ? Sur ma terre natale, on ne devait même pas parler de Lui, seul San pouvait évoquer Son retour. Il vaudrait mieux ne pas arriver et faire preuve d’hérésie, même par ignorance.

"Invoqués. Des conflits. J’ai conscience de faire écho à vos propos mais tout cela est tellement nouveau pour moi."

Il me demande alors ce que j’étais en train de faire, du moins me le demande-t-il à sa façon avant de me proposer de m’escorter hors de la forêt. S’il avait débarqué à la cour, je l’aurais certainement mis en garde contre l’avidité des immortels parce qu’il aurait été un atout certain pour m’éviter les foudres des autres épouses de l’empereur. Je ne suis pas généreuse mais au moins je l’assume.

"J’étais en train de tenter de marcher sans mes ailes, elles ne pouvaient pas se dématérialiser sur ma terre natale. Quant aux conflits, je suis une combattante et je ne redoute pas l’affrontement."

Je ne le cherche pas non plus mais j’y fais face quand il n’y a pas d’autre recours que la violence parce que contrairement à ce que pensent certains esprits naïfs, tout ne peut hélas pas se régler par la diplomatie.

"J’imagine que la vue d’ailes, les vôtres comme les miennes, pourrait déstabiliser les habitants de ce monde, Kosetan, non, Kosaten."

Ce disant, je fais un pas en avant, puis un autre et sans tomber cette fois. J’assure, il nous suffira de ne pas marcher vite, au moins les cinq cent premiers mètres. Je me rapproche ainsi de lui et de fait je dois lever toujours plus les yeux pour le regarder justement dans les yeux, c’est qu’il doit mesurer quelque chose comme trente centimètres de plus que moi, sachant que sur ma terre natale, c’est plutôt moi qui étais petite et un poids plume comparée aux awiens vue ma nature d’hybride.

"Merci pour votre proposition, je n’ai pas besoin d’escorte mais nous pouvons faire un bout de chemin ensemble si cela ne vous dérange pas que nous marchions lentement dans un premier temps."

Certes, nous pourrions voler mais je ne crois pas pouvoir le faire longtemps, j’ai ainsi l’impression d’être un oisillon tombé du nid dans le sens où le simple fait de déployer mes ailes pour ne pas m’aplatir au sol m’a coûté pas mal d’énergie, or il serait gênant de me montrer ainsi vulnérable en m’en ouvrant à N. Par contre, mon coté pragmatique m’incite à faire preuve de réalisme quant à mon devenir.

"En fait, quitter la forêt est une chose mais pour aller où ? Je n’ai plus de chez moi mais ça doit être la même chose pour tous les élus invoqués comme vous me l’avez appris et je vous en sais gré. Vous avez ajouté que vous n’étiez pas le meilleur placé pour m’aider et ainsi me renseigner, du moins l’ai-je compris en ce sens, que vous n'aviez pas encore toutes les informations nécessaires mais vous connaissez déjà plus ce monde que moi. Savez-vous si nous sommes une poignée d’élus ou davantage ? Avez-vous rencontré d’autres personnes aussi singulières que nous dans ce monde ? Y a-t-il dans cette région des sympathisants qui pourraient m’accorder l’hospitalité le temps que je m’ad … Ah !"

D'habitude, je ne suis pas aussi loquace mais ma situation actuelle n’est à tout le moins pas habituelle du tout. Ma survie doit être ma préoccupation immédiate, or il n’y a pas que le risque d’être confrontée à un acte de violence physique dans un avenir proche qui la met en jeu. Ou dans une moindre mesure, la gravité. J’ai mal évalué mon prochain pas alors que je m’approchais de N, tandis que j’arrivais à sa hauteur et je me sens choir. Ca veut dire effectivement que je tombe mais ça va aller dans le sens où ça sera nettement moins douloureux que du sommet de l’arbre.

N m’a évité de tomber. Sur ma terre natale, il y a une expression selon laquelle on tombe pour se relever mais une autre dit qu’on tombe quand on est maladroit, ou maladroite. Je souris néanmoins après le geste de N parce qu’il m’a non seulement évité cette chute mais parce qu’il trouve mon visage beau. Si son visage est habituel sur son monde natal, c’est la preuve d’une ouverture d’esprit exceptionnel même si c’est vrai que je l’ai trouvé d’emblée mignon.

"Merci pour m’avoir évité cette chute et pour ce compliment, vous avez vous-même de très jolis traits. Je me suis sans doute surestimée, je ne suis pas sure que je pourrais me battre pour le moment, surtout qu’il n’y peut-être pas que des adversaires humains dans cette forêt."

Je me sens aussi étrangement moins forte depuis mon arrivée dans ce monde mais ce n’est pas quelque chose que je peux dire à voix haute, surtout que ma nature pas très loquace reprend le dessus malgré le coté extraordinaire de ma situation actuelle. Je marche ainsi aux cotés de N mais sans son aide sinon je n’arriverais pas à contrôler mon nouveau centre de gravité et au bout d’un moment nous avons une marche au moins basique. Il faut juste que je fasse attention où je mets les pieds.

"Ca va mieux mais je vais éviter de trop avoir la confiance, au moins pendant quelques centaines de mètres."

Même pour un défi bénin, c’est souvent à ce moment-là qu’on chute et même s’il convient d’être confiant en soi, il faut ne pas l’être trop non plus. N répond alors à certaines de mes questions, ce dont je lui sais gré. Je marche droite à ses cotés, le port de tête assuré mais sans raideur pour autant, ce qui est du à des années de pratique après tout. Ainsi, il y a des concentrations d’élus à certains endroits mais s’imaginent qu’ils ont tendance à se regrouper et j’ai une petite idée de ce qu’il veut dire par "pas très commodes", surtout qu’il renchérit qu’un élu aurait pris les commandes d’une région, de ses propres mots. Je préfère ne pas penser à ce qu’aurait fait l’empereur San s’il avait été à ma place, d’autant qu’à mon sens, s’il y avait bien un seul être qui aurait du être l’élu sur ma terre natale, ça aurait du être lui. Mais cette pensée amène une vague de doutes et derrière elle une vague d’une telle souffrance que les chasse au plus profond de ma conscience comme on commanderait à la marée de refluer. Je ne peux pas me permettre des états d’âme tant que ma survie ne sera pas assurée et elle est loin de l’être malgré le soutien de N. Il me rend service pour le moment mais nos routes se sépareront dès que je le ralentirai, ça ne fait hélas aucun doute.

"Ne vous en faites pas, j’arrive à peu près à rester à votre hauteur."

Lui dis-je en plissant légèrement ma robe pour le rejoindre alors qu’il m’avait distancée de deux mètres en un rien de temps, heureusement qu’il ralentit de temps en temps mais je suis à présent assez habituée pour le suivre et même s’il a une allonge de jambes supérieure à la mienne, il me suffit de faire plus de foulées. N me parle de ses rencontres. Une succube, n’est-ce pas cette créature toute rouge qui abuse sexuellement des jeunes hommes célibataires pendant leur sommeil ? Si c’est le cas, c’est assurément une créature déstabilisante. Quant à l’homme lézard, ça a du surprendre N également. Le mot région, je l’ai compris mais N évoque alors une nation, un mot fort étrange qui m’est ainsi totalement inconnu.

"Vous faites des rencontres intéressantes quelques peu surprenantes à tout le moins. Pardonnez ma naïveté mais j’ignore ce qu’est une nation. D’où je viens, on avait un empire constitué de plusieurs royaumes. Une nation est-elle l’équivalent d’un royaume dans ce monde mais sans roi ?"

Ses épaules s’affaissent alors quelque peu et je fais quelque chose que je n’aurais jamais faite à la cour mais que je faisait pour les malheureux qu’il m’arrivait de rencontrer en tant que messagère et trop souvent, c’était à cause du message que j’amenais, d’où l’expression "Ne vous en prenez pas au messager, ni à la messagère si c’est une femme qui vous amène le message qui vous déplaît". Je lui tapote l’épaule amicalement.

"Vous me voyez désolée de vous amener à penser à de tristes souvenirs."

Il me parle ensuite d’auberges et au moins ça, ça me parle. Il parle d’argent, ce qui est une notion commune à mon monde d’origine, de personnes gentilles qui pourraient m’offrir l’hospitalité en échange de "services" dont je me méfie derechef parce qu’ils n’ont pas été cavaliers avec N, ils pourraient me demander des faveurs sexuelles que je ne monnayerais en aucun cas. Après tout, je suis, j’étais l’épouse de San. Encore une fois, je chasse cette pensée mais elle reviendra et plus je la chasserais de mon esprit, plus elle reviendra avec de la force mais je n’ai pas le choix, ce n’est pas le moment. N a travaillé dans une auberge, c’est une piste si on a besoin d’une danseuse. C’est probablement tout ce que j’ai appris de l’étiquette et qui pourrait m’être utile en ce monde.

C’est peu mais mieux que rien.

N continue de me parler et je l’écoute attentivement et ce même s’il n’a pas saisi ce que je voulais lui dire mais il est possible que j’ai été floue en m’exprimant. Ainsi il voyagerait avec un enfant à la recherche de son père qui ne serait plus très vivant. Soit on est en vie, soit on ne l’est plus et je doute qu’il y ait un état ou "on ne serait plus très en vie" mais j’imagine qu’un être composé de métal doit être encore peu habitué aux formes de vie organiques. Il vient peut-être d’un monde où tout est en métal.

Peut-être.

N termine en me disant que je trouverai peut-être quelqu’un qui m’aidera à avoir un objectif, ce qui amène une précision.

"Dans ma situation, j’ai un objectif prioritaire, à savoir ma survie dans ce monde inconnu."

Quand je parle de survie, je parle de celle liée aux besoins organiques, m’hydrater, me nourrir, avoir un toit sous la tête, les besoins matériels basiques à la survie du corps parce qu’il en viendra ensuite une autre et encore, si je gère mon état d’esprit alors non, je ne pense pas avoir le luxe de songer à un autre objectif pour le moment et encore moins que quelqu’un en fixe un pour moi mais je comprends la bonne volonté de N. Nous sortons de la forêt dont nous étions visiblement aux abords, lesquels semblent de toute évidence nettement moins hostiles que si j’avais débarqué sans ses tréfonds. Des chaumières sont visibles au loin, le long d’un cours d’eau. Ce sont les toutes premières habitations d’un village ou peut-être même celles d’un bourg. Le deuxième serait préférable dans le sens où on y trouverait davantage d’auberges même s’il me vient alors une idée.

"N, je ne saurais m’avancer en disant que c’est réciproque mais votre compagnie m’est fort agréable et j’aimerais faire la connaissance de votre compagnon de voyage. Qui sait, nous pourrions faire un bout de voyage ensemble au moins le temps que nous comprenions dans quel monde nous vivons et nous y adaptions. Ensuite, il sera temps de songer à l’avenir, à notre intégration à moins que vous aillez bon espoir de retourner un jour dans votre monde natal."

En plus d’être serviable, N me semble un allié potentiel très valable, après, là encore ce n’est peut-être pas réciproque parce que de mon coté, je dois avoir vraiment l’air d’un oisillon tombé du nid sauf que si comme lui je peux voler, il n’en va pas de même pour mon autonomie en dehors du cercle des immortels. Je redoute que N me demande en retour si j’aurais bon espoir de retourner un jour dans mon monde natal. Je devrais éluder sa question.

Je me méfie des humains, pas de tous mais je me méfie. Il vaut mieux rencontrer une personne certes différente mais serviable comme N qu’un humain mal intentionné, et je ne parle pas des awiens ou des membres du cercle des immortels, surtout ces derniers qui étaient quasiment plus retors les uns que les autres et même si c’était par nécessité, ça n’empêche pas que la plupart étaient prêts à tout pour rester dans les petits papiers de l’empereur San. Je n’ai pas vu la  destruction de mon monde natal et pourtant j’ai de plus en plus l’impression de sa perte. Je ne le reverrai plus.

Autant aller de l’avant.

N et moi nous partageons le même avis sur notre priorité, à savoir la survie dans ce nouveau monde est notre priorité, avec notre intégration qui va de paire. Pour lui, les nations de ce monde semblent assez familiers avec mes royaumes mais ça ne m’avance pas beaucoup, ce que je ne vais évidemment pas lui reprocher. La créature est manifestement sur cette terre avant moi mais ça n’en demeure pas moins récent. Si ça se trouve, découvrir ce monde a du être beaucoup plus déstabilisant pour lui quand je vois des similitudes avec le monde d’où je viens.

Il m’avoue se sentir plus faible lui aussi depuis son arrivée dans ce monde, ce qui confirme une sorte de "remise à zéro" pour les élus.

"Ainsi ce monde serait vaste. Mon monde natal était assez petit mais c’était du au fait que les terres étaient empoisonnées par la mort lente en dehors de l’empire."

Je ne mentionne pas l’ancienne guerre contre les insectes pour ne pas compliquer inutilement. N accepte alors qu’on fasse un bout de chemin ensemble, ce qui me soulage et me fait aussi plaisir et je lui souris du regard quand il m’avoue ne pas s’y connaître en organismes faits de chair et de sang, c’est ainsi que je comprends ses propos en tout cas et ça doit être ça effectivement.

"Je suis contente que nous découvrions ensemble ce nouveau monde et j’espère que nous nous entendrons bien, votre protégée humaine et moi. J’ai étudié la biologie des espèces vivant sur mon ancien monde et ça disait que nous sommes faits à partir du carbone alors que vous, ce serait plutôt à partir du silicium si je ne m’abuse mais vous devez être d’ores et déjà moins ignorant sur la constitution des êtres fait de chair et de sang que moi sur votre constitution."

N aborde la question financière, ce qui me gêne dans le sens où je n’ai jamais songé à une quelconque gestion de mes finances avant vue que la cour s’occupait de tout ça pour moi. Je n’étais censée manquer de rien mais dans les faits, je n’ai jamais eu de caprice pour avoir les plus bijoux, les plus beaux atours. J’ai quelques bijoux sur moi mais ils sont fait en pierre de lune, un matériau très jolie mais qui vaut beaucoup moins que l’or ou des pierres précieuses comme les diamants, en tout cas sur ma terre natale. J’ignore ce qu’il est ici mais je n’aimerais pas devoir me séparer de ces bijoux.

"Je ramènerai des sous pour gérer notre train de vie, c’est juste pour le moment je ne sais pas comment gagner ma vie."

Il me parle alors de sa crainte pour notre survie, surtout dans nos états respectifs, comprendre par la notre "remise à zéro". Je le laisse terminer de s’exprimer, ce qui est le cas quand il me demande si mes ailes sont encore capables de me transporter.

"Mes ailes m’ont évitée de faire une chute de plus de dix mètres de hauteur vu que je me suis retrouvée accrochée à la plus haute branche d’un arbre à mon arrivée dans ce nouveau monde. Nous irons effectivement beaucoup plus vite en volant qu’en marchant alors nous pouvons tenter et nous ferons des pauses en chemin jusqu’à l’auberge."

Ce disant, je pense à mes ailes qui se matérialisent dans mon dos.

"Je ne pouvais pas faire ça dans mon monde natal alors j’aurais tendance à penser que nous allons retrouver non seulement notre force d’antan mais probablement la dépasser dans un monde plus susceptible de nous transcender."

J’invite ainsi N à l’optimisme et nous nous envolons, ce qui est en effet plus rapide que de marcher même si nous devons faire une première pause puis une deuxième bien plus tôt que je l’aurais escompté mais au final ça va toujours bien plus vite qu’à pieds en effet. C’est en vol que nous croisons alors un bateau qui navigue sur la terre ferme, ce qui est très étonnant et même stupéfiant. Encore plus étonnant, un membre de l’équipage nous invite à monter à bord pour prendre part à une quête même si j’ai plutôt l’impression que c’est surtout N qui est invité en premier lieu et je le suis pour découvrir ce nouveau monde et peut-être qu’on nous en dira davantage.

L’enfant qui voyage avec N se prénomme Gwen, c’est en tant qu’enfant que je l’ai qualifié ainsi de compagnon de voyage mais l’appeler par son prénom sonne d’une façon nettement moins impersonnelle. A priori Gwen devrait s’en sortir seule à l’auberge en attendant le retour de N et donc en attendant notre retour puisque nous voyageons à présent ensemble. Une telle débrouillardise de la part de cette petite humaine en dit long sur mon absence d’autonomie personnelle après toute une vie menée au château et je sens que je vais autant apprendre de N et de Gwen qu’eux de moi.

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