Cassage de pipe

Les villages de voleurs. C’était comme ça que le commun des mortels de ce foutu monde appelait cette zone de non-droit. Le bidonville de Kosaten. Un coin tranquille et isolé, enclavé entre les croisements commerciaux qui reliaient toutes les nations et Shutô Tokai, la pseudo-capitale de la partie neutre du continent. J’aimais bien cet endroit. On pouvait y faire ce qu’on voulait et y amasser un bon paquet de fric en peu de temps, pour peu qu’on était doué pour faire certaines choses peu recommandables. Et je ne parlais pas de faire la catin sur les trottoirs… La seule loi qui régnait ici, c’était celle du plus fort ou du plus pété de thune.

La plupart des contrats de vol ou de meurtre que j’avais effectué, c’est-à-dire pas beaucoup, vu mon faible niveau, avait été pris ici. C’était un peu le paradis fiscal pour tous les criminels de ce monde. Tant qu’on bossait bien, les leaders de la contrebande continuaient de nous cirer les pompes et de nous mettre bien. Bon, souvent, ces tocards cherchaient aussi à se débarrasser de leurs larbins, par peur de l’ambition de ces derniers, et rien n’était jamais acquis ici. Une zone de non-droit, sans foi ni loi, je vous dis. C’était pour ça que je n’étais jamais ici bien longtemps, toujours de passage, le temps de faire un truc ou deux, et puis ciao les nazes.

J’hésitais encore sur mon avenir perso. On m’avait, à plusieurs reprises, recommandé de mettre mes services à disposition d’une nation plutôt que de faire plein de petits boulots légaux ou pas à droite à gauche. Question de stabilité, de sûreté et de praticité. J’étais pas complètement contre, tant qu’on me demandait pas d’aller récurer les chiottes des grands-mères de la capitale ou je ne sais quelle mission ingrate et à la récompense encore plus moisie qu’un claquos laissé à l’abandon pendant dix ans… Le problème, c’est que je savais pas vraiment vers où me diriger pour ça….

J’avais bien compris que Kaen et moi, c’était comme Roronoa Zoro et l’intelligence, une association absolument impossible. De ce que j’avais pigé, c’était des bisounours de première et y’avait peu de chances qu’une tueuse comme moi y soit à sa place. Kougaku, c’était pas la peine non plus : la méchanophilie, c’était vraiment pas mon kif. Quant à Shintan, le projet me tentait pas des masses non plus, même si, au fond, je ne savais pas grand-chose dessus. Il restait donc Reifuu et Shuzâ. Le souci, c’est que la première nation était à mes yeux un camp de gros bourrins dont déjà plusieurs représentants m’avaient vraiment pas vendu le bail. Quant à la seconde, elle était en pleine reconstruction et la dirigeante commençait tout juste à prendre ses marques. Autant dire que ça risquait plus de m’attirer des ennuis qu’autre chose…

J’étais donc de retour dans l’antre d’un type pour qui j’avais déjà bossé plusieurs fois, m’attablant dans une taverne miteuse en ayant commandé la boisson la moins chère à la carte, évidemment pas une dinguerie, étant surtout là à l’affût d’un contrat à prendre. L’avantage de ce genre d’endroit, c’est qu’il n’y avait quasiment pas de lambdas voulant juste se rassasier : ce n’était généralement que des recruteurs et des mercenaires. Il était donc relativement facile d’y dénicher du travail. Et en parlant de ça…

« Ce qu’il nous faut pour ça, c’est un vrai tueur, pas juste un amateur !!! Paraît que le gars est increvable !!! Il se serait déjà fait poignarder à dix-sept reprises sans mourir !!! Et les poisons n’auraient aucun effet sur lui !!! »

Un gros lourdaud qu’il me semblait avoir déjà vu avant était en train de discuter avec son comparse d’un contrat d’assassinat. Le truc, c’est qu’il avait pas mal picolé avant et que la discrétion n’était plus vraiment son fort… Ceci dit, c’était pas plus mal, ça m’avait permis de vite trouver de quoi tuer le temps dans les prochains jours. Je me levai tranquillement, pour venir m’installer à la même table que les gaillards, les balayant tour à tour d’un regard froid.

« Dis m’en plus sur ce gars à tuer. » demandai-je sur un ton qui ne trahissait pas la moindre émotion.

Du brouhaha, du raffut, du bordel, vous appellerez ça comme vous voudrez, mais la taverne était bien loin d’être un p’tit lieu calme et tranquille. Les bastons, les couteaux qui volaient, les verres qui venaient s’écraser dans la tronche du voisin, il y avait de tout ici, et rien qui n’interdisait ce genre de crasse. Le patron de l’établissement voulait juste éviter que les morts clamsent chez lui : si un règlement de compte devait se faire, c’était dehors. Pour tout le reste, il fermait les yeux et incitait même fréquemment à la violence en offrant des consos à ceux qui jouaient le jeu. Autant vous dire que j’avais cassé des bouches plus d’une fois… et que j’avais aussi pris quelques raclées, mais ça, c’était une autre histoire…

« On peut savoir qui t’es, ma jolie ? » me demanda le grand bavard que j’avais interpellé.

Il en profita pour me reluquer sous toutes les coutures, ne cherchant même pas à être discret, et fut d’ailleurs imiter par son pote. J’avais l’habitude, donc ça ne me faisait rien. En revanche, le type avait pas l’air de me connaître, ce qui me faisait un peu chier, vu le mal que je m’étais donné pour me refaire une petite réput’ par ici. Mon regard devint encore plus glacial que précédemment, tandis que je plongeai mes beaux yeux émeraude dans ses petits yeux de rat surexcité.

« Calamity. Celle qui va s’occuper de ton gars increvable si tu te magnes de lui donner plus d’infos ! »

Je n’eus pas le temps d’obtenir une réponse, un cri aigu de puceau provint soudain du comptoir. Je tournai la tête, pour y apercevoir un pauvre type, écroulé au sol, le bras pissant le sol, chialant après sa daronne, tout en hurlant à la mort. Ok, le mec venait de se faire planter par… un gamin ? Ce gamin tout chétif et mal nourri ? Eh beh, décidément, on avait affaire à une vraie fiotte. L’histoire aurait pu s’arrêter là et ce môme un peu sanguin aurait vite été oublié, mais malheureusement, il avait dû entendre l’autre tocard face à moi lorsqu’il beuglait à tout va, puisqu’il se tapa l’incruste à notre table.

Visiblement, le garçon voulait prendre part au meurtre et il commençait déjà à poser plein de questions. Il se tourna rapidement vers moi, ayant bien compris que j’étais ici pour les mêmes raisons que lui. Il proposa alors de faire équipe ou de se faire une petite compét’ à l’ancienne. C’était vraiment un gamin, apparemment. Tuer ne représentait pas un jeu pour moi, simplement un taf. Je l’observai avec un air froid et impassible, comme souvent, avant de répondre finalement :

« Peu importe. Si tu sers à quelque chose, t’auras ta part. Et si tu me gênes, je te bute. »

Qu’il fasse mumuse dans son coin si ça le bottait, tant qu’il m’était d’une quelconque utilité, je ne dirais rien. Peu importe ce qu’il répondrait, je reportai mon attention vers le commanditaire qui semblait un peu amusé par la situation, au point qu’il en avait arrêté de me mater. Comprenant qu’on attendait la suite, il se racla la gorge, engloutit entièrement sa bière, avant de reprendre :

« Il se fait appeler l’Immortel, mais son vrai nom, c’est Juu Jinn. Paraît que c’est un grand fan de l’autre fou furieux de Reifuu, vous voyez de qui je veux parler. Vous le reconnaîtrez facilement, c’est un grand type baraqué au teint bronzé, avec de nombreuses cicatrices sur les lèvres. Il ne parle qu’en criant aussi. »

Je n’avais pas pu m’empêcher de tiquer en entendant le nom de Jinn. Les souvenirs de ma confrontation avec le psychopathe en armure étaient encore bien ancrés dans mon esprit. Même s’il n’avait pas su me briser, à son grand désarroi, la douleur de chacun de ses coups était toujours présente dans mon esprit.

« Et vous lui voulez quoi, à cet Immortel ? »

« Que tout le monde voie qu’il porte très mal son nom. Quant à savoir pourquoi, c’est pas vos oignons ! Butez ce mec et vous vous partagerez 30 000 yens ! » dit-il en exhibant fièrement une besace pour montrer qu’il avait bien le pognon.

Sacrée somme quand même ! Même pour un meurtre, c’était énorme. Je me demandai bien qui était ce type pour que sa tête soit mise à un tel prix. Remarque, ça faisait plutôt bien mes affaires. Même avec la moitié de cette prime, j’aurais de quoi vivre confortablement pendant plusieurs mois.

« Je m'en occupe. »

Donc le type s’appelait Akihiro ? Jamais entendu parler de lui. Sûrement un noobie dans le milieu qui avait envie de s’offrir quelques frissons en guise de dépucelage meurtrier. Le genre de mioche qui pouvait vite devenir encombrant si on faisait pas gaffe. Il comprendrait assez vite que j’avais pas la moindre intention de m’adapter ou de faire en sorte de le mettre dans de bonnes conditions. De toute façon, c’était pas le genre de taf où on te prenait par la main et on t’offrait un chocolat chaud pour ton premier jour, mais plutôt le genre de basse besogne où on te laissait directement dans la merde pour voir de quoi t’étais capable… Ceux qu’avaient un bon potentiel s’en tiraient, les autres clamsaient ou étaient flanqués en tôle. Bref, tout ça pour dire que l’autre gars aurait pu être le beau-frère du cousin à l’oncle du côté de la belle-famille du daron d’un Empereur de Reifuu que ça n’aurait rien changé sur mon opinion à son propos.

J’ignorai royalement sa petite phrase d’accroche amicale, pour me concentrer plutôt sur les détails de la mission. Il connaissait mon nom d’artiste et c’était déjà amplement suffisant. Effectivement, ce blase m’allait à ravir et il risquait de bien vite s’en rendre compte s’il me gonflait. En attendant, j’avais plus ou moins ce qu’il me fallait en infos sur le type à buter. J’admets que j’étais curieuse de voir à quel point son immortalité fonctionnait et que je prendrais sûrement un malin plaisir à le torturer un peu avant de l’éliminer pour de bon, et pas seulement à cause de son nom de famille.

Akihiro confirma qu’il serait de la partie aussi, avant de demander si par hasard, on n’aurait pas une piste pour trouver cette grande gueule qui allait bientôt perdre définitivement la possibilité de la ramener. C’est vrai que, si d’ordinaire, je farcissais surtout des cibles relativement discrètes et inatteignables, ici, puisque ça avait l’air d’être un sacré phénomène de foire, hormis quelques gardes du corps qui ne seraient pas forcément très la joie de nous voir tenter de buter leur boss, ça semblait un poil trop fastoche. Et d’ailleurs, le commanditaire nous communiqua l’info’ avec un grand sourire, son regard malsain laissant clairement comprendre qu’il nous cachait un truc. Mais bon, je m’en cognais tant qu’il était réglo’ sur l’addition.

« Pas d’entourloupe sur la récompense, j’te préviens ! Sinon t’y passeras aussi ! »

« Pas de soucis ! Calamity et Akihiro, c’est bien ça ? Ramenez-moi la tête de l’Immortel et cette bourse sera pour vous ! Libre à vous de vous prendre une chambre pour deux et de faire ce que vous voulez ensuite !!! »

Je levai les yeux au ciel, avant de me lever finalement, non sans avoir jeté un dernier regard menaçant à notre futur créancier. Je sais pas pourquoi, mais je le sentais pas comme d’habitude, ce job. Allez savoir si c’était dû à ce type, au gamin qui m’accompagnait ou à notre cible… N’ayant plus rien à faire ici, pour le moment, en tout cas, je me dirigeai vers la sortie, ignorant de nouveau les bonnes manières d’Akihiro tout en rabattant à mon tour la capuche de ma veste sur ma jolie petite bouille.

Je savais plus ou moins où se trouvait l’établissement qui nous avait été mentionné plus tôt. J’y étais jamais allée personnellement, mais on m’en avait déjà parlé comme étant un sacré lieu de débauche, ce qui était un peu comme un camembert accusant un roquefort de puer au vu de la gueule de ce village. Comme je me doutais que mon cher collègue allait assez vite me suivre, je lançai donc la marche, tout en me disant qu’on devait passer pour un sacré couple de voyous avec notre dégaine actuelle. Pas comme si ça m’intéressait, ceci dit.

« Si t’as un truc à dire, dis-le maintenant. » dis-je en lui adressant un regard quelque peu dédaigneux.

De mon côté, j’avais rien à ajouter. On avait un contrat à effectuer, point à la ligne. Ses capacités, j’aurais tôt fait de les découvrir sur le terrain. Quant à parler stratégie ou approche, il fallait peut-être déjà commencer par trouver la taverne dont il était question… Conclusion, je ne voyais vraiment pas l’intérêt d’entamer le dialogue maintenant, mais si lui avait envie d’ouvrir son clapet, autant qu’il le fasse maintenant et qu’après, on n’en parle plus.